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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


quelque nouveau complot des malfaiteurs qui, chaque jour, depuis des années, intoxiquaient le peuple de soupçon et de haine. Et quel mobile à la trahison ? L’accusé était riche, instruit, alsacien. Il était juif. L’âme juive a ses parties d’ombres ; le juif a ses vices : il est capable, comme tout autre, de commettre des crimes, par passion ou pour l’argent. Mais ce juif de Mulhouse, d’extraction humble, qui a quitté de riches usines pour le métier des armes, élève des grandes écoles, l’un des premiers de sa religion et de sa race qui soit entré à l’État-Major, il est impossible qu’il ait commis le plus ignoble des crimes, celui qui ne se commet que pour un peu d’or. Ces juifs d’Alsace, si longtemps malmenés, humiliés, suspectés, se sont montrés, pendant la guerre, égaux en dévouement et en courage aux plus vieux Français. Depuis l’annexion, point de protestataires plus ardents[1]. Sortir de vingt siècles d’oppression, des métiers avilissants, pour commander à des soldats français — et trahir !

J’étais alors député. Je pris texte de la phrase où le porte-parole de Mercier célébrait Boulanger et injuriait la Haute-Cour, pour écrire au président du Conseil qu’un pareil langage me semblait intolérable, que je saisirais d’une demande d’interpellation le groupe des républicains de gouvernement.

Quelques heures après, Dupuy me fit prier de passer

  1. Michel Bréal : « Pour les juifs d’Alsace, le sentiment patriotique trouve un stimulant particulier dans la comparaison avec l’armée allemande. Tandis qu’en France tout sous-lieutenant, quel que fût son extrait de naissance, avait le droit d’espérer les plus hauts grades, les décorations, la considération au régiment et dans la ville, c’était une chose bien connue qu’un militaire, appartenant au culte de Dreyfus, devait faire son deuil de devenir dans l’armée allemande — je ne dis pas colonel — mais simplement officier. » (Lettre au Siècle, 20 août 1898.)