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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

L’attente dura une heure. Le supplice imminent, mille souvenirs qu’évoquait le lieu où il se trouvait, la pensée de tout ce qu’il a souffert, de tout ce qu’il aurait à souffrir encore, l’image, toujours présente, de sa femme et de ses enfants, la sensation de cette foule qui le considère comme un traître et va applaudir à sa honte, le déchiraient. Il tendait ses nerfs pour ne pas faiblir tout à l’heure, pendant sa brève apparition devant le peuple.

Lebrun-Renault le regardait avec plus de dégoût que de pitié, Il revenait d’un long séjour aux colonies, ne savait du condamné que son crime et sa race. Soldat épais, sans culture, ni bon ni méchant, quelconque, la figure rouge du buveur d’absinthe. Mais quel soldat n’aurait eu l’horreur d’un officier qui avait vendu les secrets de la défense nationale à l’Allemagne ?

Le mépris de cet homme pesait sur Dreyfus. Il eût voulu s’en alléger, le convaincre ; il engagea avec lui une conversation fiévreuse[1], sorte de monologue haché.

Il lui répéta ce qu’il avait dit déjà au Cherche-Midi, qu’il a été condamné à tort, victime d’une terrible erreur.

Lebrun-Renault, d’abord, l’écoute parler, indifférent, puis pose cette question : « Vous n’avez pas songé au suicide, monsieur Dreyfus ? — Oui, répond Dreyfus, mais seulement le jour de ma condamnation. Plus tard, j’ai réfléchi qu’innocent, je n’avais pas le droit de me tuer. On verra, dans deux ou trois ans, quand justice me sera rendue. » Et, comme Lebrun-Renault reste insensible, — tous les criminels ne protestent-ils pas de leur innocence ? — Dreyfus essaye de lui démontrer la sienne : « Voyons, mon capitaine, écoutez. On trouve

  1. « C’était surtout Dreyfus, dépose le gendarme Dupressoir (Cass., I, 477), qui cherchait à engager la conversation. »