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Les princes achètent des statues, les financiers rassemblent des toiles il n’y la que les délicats à s’éprendre des dessins.

Un millier de ces feuilles légères, tombées de la main distraite du génie, apportées des Flandres, d’Allemagne, de Néerlande, d’Espagne et d’Italie sur l’aile de la Fortune, un millier de dessins de Maîtres vont passer en vente.

Que vaut la pluie d’or de Danaé devant cette pluie d’étoiles ?

Vous aimez, n’est-il pas vrai, les lettres intimes d’un homme supérieur ? Rien de plus profondément intime qu’un dessin. C’est ce qui explique que tel crayon de Rubens est d’une vie plus intense que ses tableaux ; telle sanguine du Corrège a le charme pénétrant d’un parfum.

L’oeuvre peinte est de main d’homme ; le dessin n’est qu’une note, il a je ne sais quoi de secret, d’inexprimé ; de fragile et de fugitif comme la vision rêvée.

Le drame,l’idylle ou, le portrait se déroulent sous les yeux ravis de l’amateur, mais la fiction subsiste, le métier disparaît, l’artiste se livre sans détour, il oublie de poser, et, pour peu que vous ayez devant vous vingt croquis d’un même maître, vous pourrez surprendre le fond de sa pensée, jusqu’aux pulsations de son génie.

Le dessin demeure jeune. Point de craquelures, point de tons poussés.

Peut-il en être autrement ?

L’artiste tient le pinceau jusqu’à son dernier jour, mais non pas le crayon. Il semble que l’homme d’art ait un respect sans égal pour ses menus ouvrages. Il dessine à l’heure de son adolescence et de son âge mur, plus rarement aux approches de la vieillesse. C’est pourquoi tant de sève s’échappe d’un dessin. Il y a cent à parier qu’il est contemporain de la montée lumineuse et chaude vers le dimidium vilœ, non de la descente obscure, sans chaleur, du second versant de l’existence.

Au surplus, combien parmi les maîtres, qui tombent en pleine jeunesse ! Ne cherchez pas la date du Cavalier, de Géricault, que nous rend, avec un rare bonheur, la pointe alerte et nerveuse de Champollion, le peintre n’a vécu que trente-deux ans ! Albert Dürer avait trente-cinq ans lorsqu’il a dessiné la rude et simple image de Maître Hieronymus, l’un des joyaux de l’écrin qui vous est ouvert.

Vais-je en décrire les pièces ? Vous n’y songez pas.

Une plume, de l’encre et des mots, qu’est-ce que cela, dites-moi, pour rendre a la pensée les enchantements de la ligne de Raphaël, la grâce de Léonard, l’attitude heureuse d’Ingres, les feuillées de Ruysdaël, les contours ressentis de Cranach, les lointains de Molyn, l’énergie souveraine de Rubens, les lacs de Gainsborough, les torrents de Turner, l’âpreté calmé de Rembrandt ? Que peuvent des syllabes pour traduire la lumière ?

Non, certes, mon labeur serait vain dans cette tentative. D’ailleurs, mon collègue, M. Braun, qui a le soleil pour complice, ne me rend-il pas la lutte impossible ? Trente planches et plus, sorties de son atelier, m’invitent à feuilleter le catalogue qui paraîtra demain ; et je suis homme à ne pas me relire moi-même, tant il m’est doux de respirer les œuvres de Greuze, de Tiepolo, de Velasquez, de Ribera, de ces maîtres de l’esprit que je nommais tout il l’heure, si fidèlement traduits, sur l’ordre de M. Féral, par mon rival redoutable.

Du reste, ces dessins merveilleux ont leurs parchemins.

Certain compagnon d’armes de Louis XIII avait pris pour devise « Du nid de l’aigle ». Plus modeste serait celle qu’il faudrait écrire sur ces portefeuilles du se tiennent rapprochés depuis tant d’années ces mille dessins que M. Gigoux a mis un demi-siècle à recueillir.

Du cabinet de M. de Julienne, un raffiné du dernier siècle, on a justement tiré pareil nombre de dessins au mois de mars de l’année 1767.

Julienne avait été l’ami de Watteau.

Delacroix, Pradier, David d’Angers, tous les maîtres d’hier et d’aujourd’hui, de Sigalon à Bonnat, ont compté en notre’ collectionneur un camarade ou un ami.

Julienne n’était qu’amateur.