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ANNÉE 1900

Comment cela peut-il venir ainsi, sans avertissement ?… C’est aussi brutal qu’une fusillade… La mort sans phrases, la mort vivante !… Nous n’aurons plus rien de ce que nous désirons, dussions-nous vivre cent ans !

La « Mélancolie » que j’imagine désormais dépasse toute conception… Oui, la toile retracera et me jettera au visage cette grimace de moquerie ou de douleur qu’on appelle le rire, et quiconque la verra, homme ou femme, pour peu qu’il ait eu un chagrin dans sa vie « comprendra son langage, comme dit le poète, et sentira devant elle la solidarité du désespoir. »

Le bonheur ne vaut pas la peine qu’il coûte, la peine d’attendre. Il est probable que la vie me réserve des heures plus acceptables, mais si belle, si lavée que soit la coupe dans laquelle on a pris une drogue…

Je vis complètement seule ; c’est un mal, mais qui rend de plus en plus difficile sur le goût de son remède. Je sors seule par les rues désertes, et je vais à mes terrasses m’enfermer à double tour entre ciel et eau. Assise sous mon ombrelle, je regarde le ciel, la côte et la rade et puis je marche longtemps régulièrement, une des choses qui me font le plus de bien, le « spaciement » des chartreux.