Page:Jules Vallès - L'Enfant.djvu/135

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Ma mère ne manqua pas à sa promesse. On me remit les quarante sous ; je les serrai dans mon gousset ; mais quand je parlai d’aller sur les chevaux de bois, ma mère me rappela le contrat :

« Tu m’as dit que tu les garderais ! »

Et elle ajouta que, si je m’avisais de changer la pièce, j’aurais affaire à elle. Comme je protestais :

« Tu es devenu menteur maintenant ; il ne te manquait plus que ça, mon garçon ! »

Je ne pouvais pas le nier ; j’étais écrasé par moi-même. Je m’étais suicidé avec ma propre langue.

J’en fus réduit à traîner ces quarante sous comme une plaque d’aveugle.

Tous les soirs, ma mère demandait à les voir.

Un jour, je ne pus les lui montrer !…

J’étais allé sur la place Marengo, dans un bazar à treize, tout à treize !

J’achetai une paire de bretelles à pattes. Elles étaient rose tendre !

À peine eus-je commis cette faute que j’en compris l’étendue. La pièce était entamée : j’avais treize sous de bretelles. Il ne restait que vingt-sept sous ! Qu’allait dire ma mère ? — Perdu pour perdu, je me dis qu’il fallait aller jusqu’au bout.

Jouir… — après moi le déluge !

Je commençai par m’enfoncer dans une allée où je me déshabillai pour mettre mes bretelles. Après quelques tentatives inutiles, toujours dérangé et regardé de travers par des gens étonnés de me voir demi-nu sur le pas de leurs portes, je crus plus prudent, quoi-