Page:Julien empereur - Oeuvres completes (trad. Talbot), 1863.djvu/253

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

besoin d’un lit bien mou, si l’on est sensible aux honneurs ou à la gloire, si l’on aime à se faire remarquer, et si toutes ces vanités semblent pourtant précieuses. Que le cynique ne se conforme pas aux mœurs de la multitude, qu’il ne touche pas aux plaisirs même du bout du doigt, comme l’on dit, jusqu’à ce qu’il soit parvenu à les fouler aux pieds : alors, si l’occasion s’en présente, rien ne l’empêchera d’y goûter. Ainsi, nous dit-on, les taureaux, qui se sentent faibles, s’isolent parfois du troupeau et paissent à part, pour essayer leurs forces pendant quelque temps, puis ils reviennent défier les anciens chefs de bande et se mesurer avec eux pour s’assurer la supériorité dont ils se croient plus dignes. Ainsi, quand on veut être cynique, il ne suffit pas de prendre le manteau, la besace, le bâton et la chevelure, et de marcher comme dans un village où il n’y a ni barbier ni maître d’école, mal peigné et illettré ; il faut avoir pour bâton la raison, pour besace cynique la constance, vrais attributs de la philosophie. On aura son franc parler quand on aura montré tout ce qu’on peut valoir. Ainsi firent, je pense, Cratès et Diogène, tous deux si éloignés de redouter les menaces, ou plutôt les caprices et les insultes avinées de la fortune, que Diogène se moqua des pirates qui l’avaient pris, et que Cratès, après avoir vendu ses biens à la criée, riait lui-même des difformités de son corps, de sa jambe boiteuse et de ses épaules bossues. Cependant il fréquentait, appelé ou non, les maisons de ses amis, afin de les réconcilier s’il apprenait qu’ils fussent en brouille. Il les reprenait sans amertume et même avec grâce, de manière que, sans dire du mal de ceux qu’il voulait corriger, il leur rendait ses leçons utiles ainsi qu’à ceux qui l’écoutaient. Mais ce n’était point là le but principal de ces hommes éminents. Comme je l’ai dit, ils cherchèrent avant tout le moyen de vivre heureux, et ils ne se soucièrent des autres qu’autant qu’ils savaient que l’homme est de sa nature un être communicatif et sociable. Voilà pourquoi ils furent utiles à leurs concitoyens non seulement par leurs exemples, mais aussi par leurs discours. Ainsi quiconque veut être cynique et homme de bien doit, avant tout, s’occuper de lui-même, comme Diogène et Cratès. Qu’il bannisse de toute son âme toutes les passions, et qu’il se gouverne par la droite raison et par le bon sens qui est en lui. Tel est, ce me semble, le point capital de la philosophie de Diogène.

[15] Bien que, un jour, Diogène ait eu commerce avec une