Page:Kant - Anthropologie.djvu/411

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assez peu de matériaux tirés de l’expérience, mais des notions subreptices en quantité, ou ceux qui habitent les mondes tirés du néant par Crusius, grâce à la vertu magique de quelques sentences sur le fini et linfini, nous attendrons, au milieu de leurs visions contradictoires, que ces messieurs soient au bout de leurs rêves. Car si un jour, Dieu le veuille, ils sont pleinement éveillés, c’est-à-dire si leurs yeux sont frappés d’une vue qui ne soit pas incompatible avec l’assentiment d’un autre entendement humain, aucun d’eux ne verra quelque chose qui ne puisse également paraître manifeste et certain à tout autre, grâce à la lumière de leurs preuves, et les philosophes habiteront en même temps un monde commun, comme celui qu’habitent depuis longtemps déjà les géomètres. Cet événement considérable ne peut se faire attendre plus longtemps, s’il faut en croire certains signes et présages qui se sont montrés depuis quelque temps à l’horizon des sciences.

Les rêveurs de la sensation ne sont pas sans quelque parenté avec les rêveurs de la raison. Au nombre des premiers doivent être ordinairement comptés ceux qui ont quelquefois affaire aux esprits, par la même raison précisément que les rêveurs de la raison, c’est-à-dire parce qu’ils voient quelque chose que ne voit aucun autre homme dans l’état de santé, et qu’ils ont leur commerce personnel avec des êtres qui, d’ailleurs, ne se montrent à personne, si bons au surplus que soient les sens. La dénomination de rêveries, si l'on suppose que les phénomènes pensés reviennent à de pures chimères, convient en ce sens que les unes et les autres sont également des images factices, qui cependant trompent les sens comme de véritables objets. Mais si l’on s’imagine que les deux espèces d’illusions se ressemblent assez, du reste, pour qu’on puisse expliquer la source des unes par celle des autres, on se trompe fort. Celui qui, dans l’état de veille, s’enfonce dans les fictions et les chimères qu’enfante son imagination toujours féconde, au point de faire peu d’attention à l’impression des sens qui l’intéressent le plus dans le moment, est traité avec raison de rêveur éveillé. Il suffirait,