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DE LA RAISON PURE


rationnelle des esprits les plus exercés à la pensée. Mais c’est justement là ce qui détermine les intelligences dont nous parlons. En effet elles se trouvent alors dans un état où les plus savants mêmes n’ont aucun avantage sur elles. Si elles n’y entendent rien ou peu de chose, personne du moins ne saurait se vanter d’y entendre davantage ; et, bien qu’elles ne puissent en discourir aussi méthodiquement que d’autres, elles peuvent en raisonner infiniment plus. C’est qu’elles errent là dans la région des pures idées, où l’on n’est si disert que parce que l’on n’en sait rien, tandis que, en matière de recherches physiques, il leur faudrait se taire tout à fait ou avouer leur ignorance. Commodes et flatteurs pour la vanité, voilà donc déjà une puissante recommandation en faveur des principes du dogmatisme. En outre, s’il est très-difficile à un philosophe d’admettre en principe quelque chose dont il soit incapable de se rendre compte, ou même de présenter des concepts dont la réalité ne puisse être aperçue, rien n’est plus habituel aux intelligences vulgaires. Elles veulent avoir un point d’où elles puissent partir en toute sûreté. La difficulté de comprendre une pareille supposition ne les arrête pas, parce que (comme elles ne savent pas ce que c’est que comprendre) cette difficulté ne leur vient jamais à la pensée et qu’elles tiennent pour connu ce qu’un usage fréquent leur a rendu familier. » À ces causes il faut joindre celle qui résulte de l’intérêt pratique : devant cet intérêt tout intérêt spéculatif s’évanouit pour ces intelligences, et elles s’imaginent apercevoir et savoir ce que leurs craintes ou leurs espérances les poussent à croire. Aussi Kant pense-t-il que, quelque nuisible que puisse être l’empirisme aux principes de la morale, « il n’y a pas à craindre qu’il sorte jamais de l’enceinte des écoles et qu’il obtienne dans le monde quelque autorité et se concilie la faveur de la multitude. »

Mais notre philosophe sait bien que, si les considérations qu’il vient de présenter, peuvent faire pencher la balance de tel ou tel côté, elles ne nous donnent pas la solution que cherche un esprit vraiment philosophique. Sans doute, dès que nous en venons à l’action, tout le jeu dialectique de la raison spéculative s’évanouit comme un songe ; l’intérêt pratique ne nous laisse pas maîtres de choisir tel ou tel parti, ou de n’en choisir aucun et de rester à cet égard dans un état d’oscillation per-


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