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DOCTRINE DE LA VERTU


est directement contraire au devoir envers soi-même, au point de vue de la fin[Note de l’auteur 1]. La prodigalité et l’avarice ne diffèrent donc pas simplement par le degré, mais spécifiquement, c’est-à-dire par les maximes opposées sur lesquelles elles se fondent.


  1. Le principe qu’on ne doit faire en aucune chose ni trop ni trop peu, ne signifie rien, car c’est une proposition tautologique. Qu’est-ce que trop faire ? Réponse : plus qu’il n’est bon. Qu’est-ce que faire trop peu ? Réponse : moins qu’il n’est bon. Que veut dire je dois (faire ou éviter quelque chose) ? Réponse : il n’est pas bon (il est contraire au devoir) de faire plus ou moins qu’il n’est bon. Si c’est là la sagesse pour laquelle il nous faut remonter aux anciens (à Aristote entre autres), comme à des esprits qui étaient plus près de la source, nous avons été fort malavisés en consultant de tels oracles. — Il n’y a pas de milieu entre la véracité et le mensonge (comme contradictorie opposita), mais bien entre cette franchise qui consiste à tout dire [Offenherzigkeit], et cette réserve [Zurückhaltung] qui consiste à ne pas dire, en exprimant sa pensée, toute la vérité, quoique tout ce que l’on dise soit vrai (contrarie opposita). Or il semble tout naturel de demander à la doctrine de la vertu de nous indiquer ce milieu. Mais elle ne le peut pas, car ces deux devoirs de vertu ont une certaine latitude d’application (latitudinem), et ce qu’il faut faire ne peut être déterminé par le jugement que d’après les règles de la prudence (les règles pragmatiques), et non d’après celles de la moralité (les règles morales), c’est-à-dire comme un devoir large (officium latum), et non comme un devoir étroit (officium strictum). C’est pourquoi celui qui suit les principes de la vertu peut bien commettre une faute (peccatum) en faisant plus ou moins que ne le prescrit la prudence ; mais on ne saurait lui reprocher comme un vice de s’attacher fermement à ces principes, et, pris à la lettre, ces vers d’Horace sont radicalement faux :
    Insani sapiens nomen ferat, æquus iniqui,
    Ultra quam satis est virtutem si petat ipsam.

    Mais sapiens ne signifie ici qu’un homme prudent (prudens), qui ne rêve pas une perfection de vertu, idéal dont nous devons tendre à nous rapprocher, mais que nous ne pouvons nous flatter d’atteindre, car cela est au-dessus des forces humaines, et il faut bien se garder d’une présomption déraisonnable (fantastique). Autrement, dire qu’on peut être trop vertueux, c’est-à-dire trop attaché à son devoir, reviendrait presque à dire qu’on peut rendre un cercle trop rond ou trop droite une ligne droite.