Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T2.djvu/431

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intérêts mesquins, ses sentiments passagers, s’il n’existait pas des George Sand et des Lélia, — oh ! combien alors la vie en ce monde serait ennuyeuse, étouffante, mesquine ! Quant à nous, nous vivons dans l’espoir qu’il y a çà et là de par le monde — deux ou trois êtres par peuple, cinq ou six par siècle, — comme Lélia et Jacques, qui sont « de la race des Esséniens, gens solitaria ». Ils s’élancent au-devant de l’idéal ; mais il ne leur échoit que rarement en partage le bonheur de pouvoir se dire, comme Lélia disait à Trenmor, Sylvia à Jacques, George Sand à Rollinat : « Je t’entends, parle ; je suis comme toi, moi aussi, je suis solitaire, moi aussi je suis un rêveur, je ne ressemble pas aux autres ; je tourmente les autres, car je me tourmente moi-même ; mais je vaux mieux que les autres, je le sais, comme toi tu le sais aussi… » Oh oui ! s’il fallait ne plus croire qu’ils existent, ces rêveurs inutiles, ces prétendus fainéants qui ne sont bons à rien — la vie serait alors insupportable, à nous comme à vous, chers lecteurs.

Malgré tout l’invraisemblable que l’on peut trouver dans ce roman, si l’on se met au point de vue de la vie bourgeoise de tous les jours, il nous transporte par la profondeur de la pensée, par son ardeur passionnée et par ses grandes qualités poétiques. Combien charmantes ces premières pages, racontant l’amour heureux de Jacques et de Fernande ! Quelle fraîcheur dans la peinture des sentiments et des premières sensations de la jeune femme ! Et l’on est d’autant plus saisi par le tragique de la vie, lorsqu’on les voit, eux qui semblaient si heureux, s’éloigner peu à peu l’un de l’autre, et se sentir si différents. Puis arrive la rencontre d’Octave, l’amour que Fernande éprouve pour lui, l’abnégation et enfin le suicide de Jacques. Peut-on lire sans émotion les lettres de Jacques à Silvia dans la seconde moitié