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Décembre 1840.

Il s’est passé ces jours-ci un fait assez étrange au temps où nous sommes. Dans une réunion de Polonais émigrés, un certain poète assez médiocre, dit-on[1], et quelque peu jaloux, a récité une pièce de vers adressée à Mickiewicz, dans laquelle, au milieu des éloges qu’il lui prodiguait, il se plaignait avec un dépit sincère, mais qui n’était pas de mauvais goût, de la supériorité de ce grand poète. C’était, comme on le voit, un reproche et un hommage à la fois. Mais le sombre Mickiewicz, insensible à l’un comme à l’autre, se lève et lui improvise en vers une réponse, ou plutôt un discours dont l’effet a été prodigieux. Personne ne peut dire exactement ce qui s’est passé ; de tous ceux qui étaient là, chacun en a gardé un souvenir différent ; les uns disent qu’il a parlé cinq minutes, les autres disent une heure. Il est certain qu’il leur a si bien parlé, et qu’il a dit de si belles choses, qu’ils sont tous tombés dans une sorte de délire. On n’entendait que cris et sanglots, plusieurs ont eu des attaques de nerfs, d’autres n’ont pu dormir de la nuit. Le comte Plater, en rentrant chez lui, était dans un état d’exaltation si étrange que sa femme l’a cru fou et s’est fort épouvantée. Mais pendant qu’il lui racontait comme il pouvait non pas l’improvisation de Mickiewicz (personne n’a pu en redire un mot), mais l’effet de sa parole sur ses auditeurs, la comtesse Plater est tombée dans le même état que son mari et s’est mise à pleurer, à prier et à divaguer. Les voilà tous convaincus qu’il y a dans ce grand homme quelque chose de surhumain, qu’il est inspiré à la manière des prophètes, et leur superstition est si grande qu’un de ces matins ils pourraient bien en faire un dieu. J’ai réussi à savoir quel était le thème sur lequel Mickiewicz a improvisé. C’était celui-ci : vous

    toutes ces démonstrations, il ne s’ensuivit pas de réconciliation durable. Grâce au caractère ombrageux et fier de Slowacki, à la négligence froidement méprisante de Mickiewicz et surtout grâce aux « amis » dont les uns appréciaient réellement Slowacki et d’autres se donnaient le cruel plaisir d’exciter traîtreusement son humeur offensée, les choses en revinrent bientôt à une querelle ouverte. (V. Slowacki, Lettres à sa mère, p. 97 ; Mickiewicz, Correspondance, t. Ier, p. 175, et surtout la Vie de Mickiewicz par son fils, t. II.)

  1. « Dit-on » veut certainement dire « dit Chopin ». On sait que Slowacki aussi, en rendant justice au génie poétique du célèbre musicien, son compatriote, et en s’extasiant sur son jeu (par exemple dans les Lettres à sa Mère, 1830-1848, Lwow., 1875), faisait parfois des remarques assez mordantes sur son compte. Cette petite ombre de malveillance de part et d’autre s’explique, il nous semble, par leur rivalité en amour pour Marie Wodzinska. Dans ces mêmes Lettres à sa mère, Slowacki parle avec enthousiasme de George Sand. (V. surtout les pages 134, 155, 161, 165, 167.)