Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T3.djvu/230

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Cette offre parut la flatter sensiblement ; elle me sourit d’un air agréable, se glissa mystérieusement dans le sanctuaire en me faisant un signe, qui voulait dire : « Attendez » ; et moi, tremblant, j’attendis la venue de la grande, de la terrible Lélia en recommandant mon âme à tous les saints du paradis et récitant mentalement sous forme d’invocation le flamboyant dithyrambe d’un éloquent professeur : « Voici venir la vraie prêtresse, la véritable proie de Dieu ; le sol a tremblé sous le pied impétueux de Lélia…, etc., etc.[1]. » J’entendis en effet un grand tremblement de chaises ; une interjection énergique de la prêtresse sur la maladresse de ses serviteurs arriva jusqu’à moi ; la porte s’ouvrit brusquement, et je fermai les yeux dans un accès d’épouvante. Quand je les ouvris, je vis devant moi une femme de petite taille, d’un embonpoint confortable, et pas du tout dantesque. Elle portait une robe de chambre assez semblable par la forme à la houppelande dont je fais usage, moi, simple mortel ; de beaux cheveux encore parfaitement noirs, quoi qu’en disent les mauvaises langues, séparés sur un front large et uni comme un miroir, retombaient librement sur les joues, à la manière de Raphaël ; un foulard se jouait négligemment autour de son cou ; son regard, que quelques peintres s’obstinent à charger en force, avait, au contraire, une remarquable expression de douceur mélancolique ; le timbre de sa voix était moelleux et un peu voilé ; sa bouche surtout était singulièrement gracieuse et il y avait dans toute son attitude un frappant caractère de simplicité, de noblesse et de calme. À l’ampleur des tempes, au riche développement du front, Gall eût deviné le génie ; dans la direction franche du regard, sur le galbe arrondi et les traits purs, mais fatigués du visage, Lavater eût lu, ce me semble, un passé douloureux, un présent un peu vide, une propension extrême à l’enthousiasme et par suite au découragement… Lavater eût pu lire encore bien des choses, mais à coup sûr il n’eût aperçu ni détour, ni amertume, ni haine, car il n’y en avait pas trace sur cette physionomie triste et sereine à la fois ; la Lélia de mon imagination disparaissait devant la réalité, et c’était tout simplement une bonne, douce, mélancolique, intelligente et belle figure que j’avais devant les yeux.

En continuant mon examen, je remarquai avec plaisir que la grande désolée n’avait pas encore complètement renoncé aux vanités humaines, car sous les manches flottantes de la robe, à la jonction du poignet, à une main fine et blanche je vis briller deux petits bracelets en or d’un travail exquis. Cette parure féminine, qui faisait très bon effet, me rassura beaucoup touchant la teinte sombre et l’exaltation politico-philosophique de quelques récents travaux de

  1. Lerminier, Au delà du Rhin.