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Jeanne est le premier roman que j’aie composé pour le mode de publication en feuilletons, dit George Sand dans la Notice écrite pour l’édition de 1852. Ce mode exige un art particulier que je n’ai pas essayé d’acquérir, ne m’y sentant pas propre. C’était en 1844, lorsque le vieux Constitutionnel se rajeunit en passant au grand format. Alexandre Dumas et Eugène Sue possédaient dès lors, au plus haut point, l’art de finir un chapitre sur une péripétie intéressante, qui devait tenir sans cesse le lecteur en haleine, dans l’attente de la curiosité ou de l’inquiétude. Tel n’était pas le talent de Balzac, tel est encore moins le mien.

Quoi qu’il en soit, George Sand parvint tant bien que mal à livrer à Véron à temps le manuscrit de Jeanne[1], mais lorsque l’auteur du Juif errant interrompit momentanément ses feuilletons, après la première série d’aventures de son héros, et que Véron se mit à presser George Sand pour la remise du manuscrit d’un autre roman, alors Mme Sand s’effraya, puis cria miséricorde et enfin refusa de remplir son contrat, offrant à Véron de lui rendre les dix mille francs avancés par lui. Cela arriva non seulement à cause de l’impossibilité de livrer sa copie à temps, mais pour des raisons bien plus intimes et profondes. Et ce nouveau roman, intitulé d’abord Au jour d’aujourd’hui, échappa aux mains de l’entreprenant rédacteur du Constitutionnel.

Monsieur, écrit-elle à Véron[2], vous me chagrinez extrêmement en me demandant un roman un mois plus tôt que ne comportent nos engagements réciproques. Il y a un grand inconvénient pour ma santé et un grand danger pour le mérite du livre à travailler ainsi à la hâte, sans avoir eu le temps de mûrir son sujet et de faire les recherches nécessaires, car il n’est si petit sujet qui n’exige beaucoup de lecture et de réflexions. Je trouve que vous me traitez un peu trop comme un bouche-trou ; mon amour-propre n’en souffre pas et j’ai trop d’estime et d’amitié pour Eugène Sue pour être jalouse de toutes vos préférences[3]. Mais si vous lui donnez le temps nécessaire pour développer

  1. Le dernier chapitre de Jeanne parut dans le Constitutionnel du 2 juin 1844.
  2. Cette lettre est placée par Véron en quatrième, mais, d’après son contenu elle est indubitablement la première de la série.
  3. Le vicomte de Spoelberch a publié, dans le numéro de février 1903 de l’Art, une lettre de George Sand à Eugène Sue, écrite en 1842 ou au commencement de 1843 ; on voit qu’à cette époque les deux écrivains ne se con-