Page:Kipling - Au hasard de la vie, trad. Varlet, 1928.djvu/205

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nocence ! mais c’est que je l’embrassai sur le bout du nez et au-dessous de l’œil, et une fille qui se laisse embrasser tout de travers comme ça n’a jamais encore été embrassée auparavant. Prenez note de ça, monsieur. Puis, la main dans la main comme de petits enfants, nous allâmes trouver la vieille maman Shadd, et elle nous dit que ça ne lui déplaisait pas ; et le vieux Shadd hocha la tête sans quitter sa pipe, et Dinah s’enfuit à sa chambre. Ce jour-là je marchais sur des nuages de gloire. La terre entière était trop petite pour me contenir. Parbleu, j’aurais pris le soleil dans le ciel en guise de braise ardente pour rallumer ma pipe, tant j’étais grandiose. Mais quand je fis faire à mes recrues l’exercice d’escouade, je commençai par l’avance générale de bataillon, alors que j’aurais dû leur faire marquer le pas. Eah ! ce jour-là ! ce jour-là ! »

Un silence très prolongé.

— Eh bien ? dis-je.

— Il finit très mal, dit Mulvaney, avec un énorme soupir. Et je sais de source sûre que ce fut entièrement par ma propre folie. Ce soir-là je bus peut-être la moitié de trois pintes… pas assez pour émouvoir un homme qui est dans son assiette ordinaire. Mais j’étais plus qu’à demi saoul de joie pure, et cette dose de bière de cantine fut pour moi comme autant de whisky. Je ne sais pas trop comment cela se fit ; mais parce que je n’avais envie d’aucune femme en dehors de Dinah, parce qu’il n’y avait pas cinq minutes que je m’étais dégagé de ses petits bras, parce que ma bouche gardait encore le goût