Page:Kropotkine — Paroles d'un Révolté.djvu/66

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cherche à réveiller dans ces petites têtes les idées humanitaires qu’il caressait lui-même lorsqu’il était jeune ?

Souvent, je vous vois triste, et je sais ce qui vous fait froncer les sourcils. Aujourd’hui, votre élève le plus aimé, qui n’est pas très avancé en latin, c’est vrai, mais n’en a pas moins bon cœur, racontait avec enthousiasme la légende de Guillaume Tell. Ses yeux brillaient, il semblait vouloir poignarder sur place tous les tyrans ; il disait avec feu ce vers passionné de Schiller :

Devant l’esclave, quand il rompt sa chaîne,
Devant l’homme libre, ne tremble pas !

Mais rentré à la maison, sa mère, son père, son oncle, l’ont vertement réprimandé pour le manque d’égards qu’il a eu envers monsieur le pasteur ou le garde-champêtre : ils lui ont chanté pendant une heure « la prudence, le respect aux autorités, la soumission », si bien qu’il a mis Schiller de côté pour lire « L’art de faire son chemin dans le monde ! »

Et puis, hier encore, on vous disait que vos meilleurs élèves ont tous mal tourné : l’un ne fait que rêver épaulettes ; l’autre, en compagnie de son patron, vole le maigre salaire des ouvriers, et vous, qui aviez mis tant d’espérance en ces jeunes gens, vous réfléchissez à présent sur la triste contradiction qui existe entre la vie et l’idéal.

Vous y réfléchissez encore ! mais je prévois que dans deux ans, après avoir eu désillusion sur désillusion, vous mettrez vos auteurs favoris de côté, et que vous finirez par dire que Tell était certainement un