Page:Kropotkine - L Entraide un facteur de l evolution, traduction Breal, Hachette 1906.djvu/132

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de reconnaître que cet usage (quelles qu’en aient été les transformations ultérieures) a dû prendre naissance sous la pression de la nécessité, comme une obligation envers la tribu et un expédient pour pouvoir élever les enfants déjà plus âgés. Le fait est que les sauvages ne se multiplient pas « sans restriction aucune », ainsi que l’avancent quelques écrivains anglais. Au contraire, ils prennent toutes sortes de mesures pour diminuer les naissances. Toute une série de restrictions, que les Européens trouveraient certainement extravagantes, sont imposées à cet effet, on y obéit strictement, et, malgré tout, les primitifs ne peuvent pas élever tous leurs enfants. Cependant on a remarqué qu’aussitôt qu’ils réussissent à augmenter leurs moyens de subsistance d’une façon régulière, ils commencent à abandonner la pratique de l’infanticide. En somme les parents obéissent à contre-cœur à cette obligation, et dès qu’ils le peuvent ils ont recours à toute espèce de compromis pour sauver la vie de leurs nouveau-nés. Comme l’a si bien montré mon ami Élie Reclus[1], ils inventent les jours de naissance heureux et malheureux et ils épargnent les enfants nés les jours heureux ; ils essayent d’ajourner la sentence pour quelques heures, et ils disent alors que si le bébé a vécu un jour il doit vivre toute sa vie naturelle[2]. Ils entendent des cris de petits venant de la forêt et ils disent que ces cris, si on les a entendus sont un présage de malheur pour la tribu ; et comme ils n’ont pas de mise en nourrice ni de crèches pour se débarrasser de leurs nouveau-nés, chacun d’eux recule devant la nécessité d’accomplir la cruelle sentence : ils préfèrent exposer le bébé dans les bois plutôt que de lui ôter la vie par la violence. C’est

  1. Élie Reclus, Les Primitifs, Paris, 1885.
  2. Gerland, loc. cit., V. 636.