Page:Kropotkine - La Conquête du pain.djvu/263

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produisant peu ou presque rien, ont le privilège de penser pour les autres, et pensent mal parce que tout un monde, celui des travailleurs des bras, leur est inconnu. Les ouvriers de la terre ne savent rien de la machine, ceux qui servent les machines ignorent tout du travail des champs. L’idéal de l’industrie moderne c’est l’enfant servant une machine qu’il ne peut et ne doit pas comprendre, et des surveillants qui le mettent à l’amende, si son attention se relâche un moment. On cherche même à supprimer tout à fait le travailleur agricole. L’idéal de l’agriculture industrielle, c’est un bricoleur loué pour trois mois et conduisant une charrue à vapeur ou une batteuse. La division du travail, c’est l’homme étiqueté, estampillé pour toute sa vie comme noueur de nœuds dans une manufacture, comme surveillant dans une industrie, comme pousseur de benne à tel endroit de la mine, mais n’ayant aucune idée d’ensemble de machine, ni d’industrie, ni de mine et, perdant par cela même le goût du travail et les capacités d’invention qui, aux débuts de l’industrie moderne, avaient créé l’outillage dont nous aimons tant à nous enorgueillir.


Ce qu’on a fait pour les hommes, on voulait le faire aussi pour les nations. L’humanité devait être divisée en usines nationales, ayant chacune sa spécialité. La Russie — nous enseignait-on, — est destinée par la nature à cultiver le blé ; l’Angleterre à faire des cotonnades ; la Belgique à fabriquer des draps, tandis que la Suisse forme des bonnes d’enfants et des institutrices. Dans chaque nation on se spécialiserait encore : Lyon ferait les soies, l’Auvergne les dentelles, et Paris l’article de fantaisie. C’était, prétendaient les économistes, un champ illimité