Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/218

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

un sur l’Amour ou la Chilka. Il me fallait au plus tôt avertir les autorités de Tchita et expédier ce que je pourrais trouver des provisions. Peut-être qu’une partie de cet envoi atteindrait cet automne même l’Amour supérieur, d’où il serait plus facile de les expédier au commencement du printemps dans les basses terres. Quand on ne gagnerait que quelques semaines ou seulement quelques jours, cela pourrait être d’une extrême importance en cas de famine.

Je commençai mon voyage de huit cents lieues dans un bateau à rames et je changeais de rameurs environ toutes les huit lieues, à chaque village. Je n’avançais que bien lentement, mais il se pouvait qu’aucun vapeur ne vînt à remonter le fleuve avant une quinzaine, et en attendant je pouvais atteindre l’endroit où les barques avaient sombré et voir si une partie des provisions était sauve. Alors, au confluent de l’Ousouri, à Khabarovsk, je pouvais trouver un vapeur. Les bateaux que je prenais dans les villages étaient pitoyables, et le temps était très orageux. Naturellement, nous n’avancions que le long de la rive, mais il nous fallait franchir certains bras très larges, et les vagues, soulevées par un vent très fort, menaçaient toujours d’engloutir notre petite embarcation. Un jour, nous dûmes traverser un bras de l’Amour, large de près de 800 mètres. Des vagues se dressaient hautes et furieuses et remontaient le courant. Mes rameurs, deux paysans, furent saisis de terreur ; leurs faces devinrent blanches comme du papier. Leurs lèvres bleues tremblaient ; ils murmuraient des prières. Seul, un garçon de quinze ans, qui tenait le gouvernail, regardait avec calme les vagues. Il glissait entre elles, quand elles semblaient tomber autour de nous pour un moment ; mais lorsqu’il les voyait se soulever à une hauteur menaçante au devant de nous, il donnait un léger coup de barre et le bateau résistait à la lame. Le bateau, à chaque vague, embarquait de l’eau, que je rejetais à l’aide d’une vieille écope, tout en remarquant à chaque instant qu’il en entrait plus