Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/276

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sont-ils devenus ? » me demandai-je. J’en recherchai quelques-uns ; mais tout ce qu’ils avaient à me dire était : « De la prudence, jeune homme ! » — « Le fer est plus fort que la paille, » ou bien « On ne renverse pas un mur avec la tête » et autres proverbes analogues, malheureusement trop nombreux dans la langue russe, qui constituaient maintenant leur code de philosophie pratique. « Nous avons fait quelque chose dans notre vie : ne nous en demandez pas davantage ; » ou bien : « Prenez patience, un pareil état de choses ne peut pas durer, » nous disaient-ils, tandis que nous autres jeunes gens étions prêts à reprendre la lutte, à agir, à tout risquer et à tout sacrifier, si cela était nécessaire, ne réclamant d’eux qu’un conseil, un avis, un appui moral.

Dans « Fumée », Tourguénev a dépeint quelques-uns des ex-réformateurs des hautes classes de la société, et son portrait est déjà décourageant. Mais c’est surtout dans les nouvelles et les esquisses navrantes de Madame Hvoschinskaïa, qui écrivit sous le pseudonyme de V. Krestovsky (ne pas la confondre avec un autre romancier, Vsévolod Krestovsky), qu’on peut suivre sous tous leurs aspects les progrès de la dégradation des « libéraux de 1860 ». La joie de vivre, — peut-être la joie d’avoir survécu — devint leur déesse, dès que la foule sans nom, qui dix ans auparavant faisait la force du mouvement réformiste, refusa de prêter l’oreille « à tout ce sentimentalisme ». Ils se hâtèrent de jouir des richesses qui pleuvaient dans les mains des hommes « pratiques ».

Depuis l’abolition du servage on avait ouvert beaucoup de nouvelles voies menant à la fortune, et la foule s’y précipitait avec ardeur. On construisait fiévreusement des chemins de fer en Russie ; dans les banques privées, récemment ouvertes, les propriétaires fonciers allaient en grand nombre hypothéquer leurs domaines ; les notaires privés et les avocats à la Cour, de création récente, étaient maintenant en possession de gros revenus ; les sociétés par actions se multipliaient avec une