Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/50

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naturellement scellée à ses armes, et placée dans une grande enveloppe carrée qui faisait un bruit de hochet à cause du sable qu’elle contenait ; — car l’usage du papier buvard était alors inconnu. Plus l’affaire était difficile, plus il déployait d’énergie, jusqu’à ce qu’il eût obtenu la faveur demandée pour son protégé, que bien souvent il n’avait jamais vu.

Mon père aimait à avoir beaucoup d’invités chez lui. Nous dînions à quatre heures, et à sept heures la famille se réunissait autour du samovar : c’était l’heure du thé.

Tous ceux qui appartenaient à notre cercle de relations pouvaient entrer à ce moment, et à partir du jour où ma sœur Hélène revint à la maison, il ne manqua pas de visiteurs, jeunes et vieux, qui profitèrent de ce privilège. Lorsque les fenêtres donnant sur la rue étaient brillamment éclairées, c’était assez pour faire savoir que la famille était à la maison et que des amis seraient les bienvenus.

Presque chaque soir nous avions des visites. Dans la salle, les tables vertes étaient mises à la disposition des joueurs, tandis que les dames et les jeunes gens restaient dans le salon, ou se groupaient autour du piano d’Hélène. Lorsque les dames s’étaient retirées, on continuait de jouer aux cartes, parfois jusqu’au petit jour, et des sommes considérables passaient d’une main à l’autre. Mon père perdait invariablement. Cependant le vrai danger pour lui n’était pas à la maison : c’était au Club anglais, où les enjeux étaient beaucoup plus élevés que dans les maisons particulières ; et surtout quand il était entraîné à faire une partie avec des messieurs « très bien » dans l’une des maisons aristocratiques du Vieux Quartier où l’on jouait toute la nuit. En pareil cas, il était sûr de perdre des sommes très fortes.

Les soirées dansantes n’étaient pas rares, sans compter les deux ou trois grands bals obligatoires de chaque hiver. En pareille occasion, mon père avait pour principe de faire bien les choses, quels que fussent les frais.