Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/531

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

ce que demandent les socialistes, ce qu’ils veulent faire, et ensuite, quelles sont les concessions qu’il est absolument nécessaire de faire à un moment donné, pour éviter de graves conflits. Dans ces conversations, j’ai rarement entendu qualifier les revendications socialistes d’illégitimes ou d’absurdes. Mais je trouvais aussi cette conviction intime qu’une révolution était impossible en Angleterre et que les revendications de la masse des travailleurs n’avaient ni la portée, ni la précision de celles des socialistes ; que les ouvriers se contenteraient en conséquence de beaucoup moins - et que des concessions d’ordre secondaire, comme la perspective d’un peu plus de bien-être et de loisir, seraient acceptées par les classes ouvrières d’Angleterre comme le gage provisoire d’un avenir meilleur encore. « Nous sommes un pays centre-gauche, nous vivons de compromis, » me disait un jour un vieux membre du Parlement, qui avait une longue expérience de la vie de son pays.

Chez les ouvriers aussi, je notai une différence entre les questions qui m’étaient adressées en Angleterre et celles qu’on me posait sur le continent. Les ouvriers de race latine s’intéressent énormément aux questions de principes généraux, dont les applications partielles sont déterminées par ces principes eux-mêmes. Si tel ou tel conseil municipal vote des fonds pour soutenir une grève, ou organise des cantines gratuites pour les enfants des écoles, on n’attache que peu d’importance à ces faits. On les considère comme tout naturels. « Cela se comprend : un enfant qui a faim ne peut pas apprendre, » dira un ouvrier français. « Il faut bien le nourrir. » Ou bien : « Le patron a certainement eu tort de forcer ses ouvriers à se mettre en grève : il fallait bien les soutenir ». — Ceci dit, on n’en parle plus, et on n’attache aucun prix à ces menues concessions faites par la société individualiste actuelle aux principes communistes. La pensée de l’ouvrier va au-delà de cette période de concessions isolées ; il demande si c’est la Commune, ou les fédérations d’ouvriers, ou l’État qui doivent