Page:L'Écho des feuilletons - 1844.djvu/105

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il avait eus à leur égard, et les petits projets de guerre qu’il avait formés plusieurs fois contre eux, sans avoir jamais le courage de les exécuter. Puis il leur témoignait, dans les termes les plus tendres, sa reconnaissance pour le bien qu’ils lui avaient fait, en lui rendant si vite confiance dans la nature humaine, et en lui fournissant une si belle occasion de satisfaire à la fois ce double besoin d’estime et d’affection qui était en lui. Souvent aussi il parlait avec eux de l’Europe ; mais pour plaindre ceux qui y consumaient leur vie à poursuivre de faux biens, ou pour railler la folie de ceux qui, comme lui, y avaient de bonne foi cherché le bonheur, « comme si, disait-il, le bonheur pouvait se trouver ailleurs que dans l’amour et la solitude. »

Aucun nuage ne venait troubler la sereine existence des deux amants, et rien ne semblait devoir en interrompre le cours. Mikoa seul, quoiqu’il prit une grande part à la joie de ceux qu’il nommait ses enfants, ne paraissait pas avoir dans l’avenir une entière confiance. Razim ne pouvait comprendre ces inquiétudes qu’elle ne partageait pas, et elle disait en secret à Maurice qu’il fallait pardonner quelque chose à ceux qui avaient beaucoup souffert. Celui-ci répondait en souriant qu’il désirait voir Mikoa inquiet bien longtemps encore, si ses craintes devaient toujours être aussi mal fondées, et que, pour lui, il se sentait sûr d’un avenir qui reposait tout entier sur son amour.

Cependant, peu à peu, il parut devenir moins confiant en lui-même. Il s’éloignait en silence quand Mikoa revenait par hasard sur le sujet de ses doutes et de ses appréhensions, et il ne répondait que vaguement aux interrogations de sa maîtresse. Alors celle-ci se retirait dans le fond de sa cabane, ou elle s’en allait vers le tombeau de sa mère, et elle y restait jusqu’à ce que l’heure des repas communs la forçât de reparaître.

Plus d’une fois son vieil ami l’avait surprise dans les larmes ; et alors, changeant de rôle, il lui assurait, pour la consoler, que toutes ses craintes étaient évanouies, et que rien ne lui donnait plus lieu d’en concevoir de nouvelles. Mais c’était en vain qu’il cherchait à tromper la jeune femme ; il ne pouvait se mentir à lui-même, et ses regards attristés disaient le contraire de ses paroles. Aussi Razim ne s’y trompait pas, et elle sentait le désespoir s’emparer de son âme. Elle resta cependant la même pour Maurice, et ne montra jamais sa douleur que par son silence.

Souvent le jeune homme partait dès le matin, sous prétexte d’aller chasser, et il ne revenait que longtemps après le coucher du soleil, sans rapporter aucune pièce. Quoique Razim sût bien, par les rapports des autres chasseurs, qu’au lieu de poursuivre le gibier, il avait passé la journée à errer sur les bords de la mer, elle ne lui en faisait pas moins au retour un accueil plein de tendresse. Pour lui, il souffrait plus de cette douceur et de cette résignation qu’il ne l’eût fait des reproches les plus durs ou des plus violentes colères. Il sentait qu’il faisait du mal à un être qui ne le lui rendait jamais, et cette pensée tourmentait horriblement son âme compatissante.

Souvent aussi il s’indignait contre lui-même, et rougissait intérieurement de voir qu’il savait aimer avec moins de puissance et de grandeur que cette simple fille du désert. Il se rendait alors une terrible justice ; et, plus malheureux peut-être que celle qu’il faisait souffrir, il s’écriait en gémissant : « À quoi donc suis-je bon, mon Dieu ! et pourquoi m’as-tu mis sur la terre ? Je ne sais vivre ni pour le devoir, ni pour le plaisir, ni pour le sacrifice, ni pour l’amour ! Je n’ai pas voulu prendre, dans le pays où j’étais né, une place qui me forçât de travailler et me donnât le moyen d’être utile ; j’ai trouvé trop vide la vie de voluptés et de jouissances faciles que le sort m’avait donnée, et je l’ai volontairement quittée ; j’ai dédaigné les larmes de ma mère et de mes amis, qui me suppliaient de partager leur vie et d’assister à leur mort, et je suis parti au loin, sans savoir si je reviendrais jamais ; et maintenant que j’ai trouvé la seule chose dont je n’eusse pas goûté, et qui me semblait hier encore la chose la plus désirable de ce monde, un amour sublime dans une solitude enchantée, je m’en lasse, comme un enfant d’une nourriture trop exquise, et je demande autre chose ! Quoi donc ? que veux-tu ? que cherches-tu ? que rêves-tu, ô le plus incertain et le plus lâche cœur qui soit parmi les hommes ! Ne te rappelles-tu plus le passé, et les profonds ennuis, et les horribles dégoûts qu’il t’a causés ? Et te figures-tu que l’avenir puisse être autre chose pour lui que le renouvellement de ce misérable passé dont le seul souvenir t’obsède, ou de ce présent dont tu te fatigues, sans savoir pourquoi ? Hélas ! hélas ! mon Dieu ! si c’est vous qui m’envoyez ces inquiétudes dévorantes qui me