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extraordinaire qu’elle désirait même le voir de près. La marquise aimait les monstruosités, surtout lorsqu’elles étaient élégantes, et qu’elles s’offraient sous l’apparence d’un beau jeune homme qui passait pour avoir été le héros de maintes aventures chevaleresques.

Vers onze heures du soir, vingt-cinq personnes à peu près étaient rassemblées dans le petit salon de la marquise, une sorte de boudoir vaste et coquet, tabernacle ouvert aux initiés.

Des conversation particulières s’étaient établies entre les jeunes gens et les femmes qui travaillaient à des ouvrages d’aiguille et de tapisserie pour se donner une contenance, lorsque la marquise, prenant la parole, dit d’une manière générale :

— Je vous donne à deviner en dix qui nous recevrons ce soir ?

Ce défi servit de thème à mille conjectures.

— La sentimentale Mme de Blangy ? dit une jeune femme.

— Non.

— Le schah de Perse ?

— Vous n’y êtes pas.

— Abd-el-Kader peut-être ?

— Ce n’est pas cela.

— L’éléphant Kiouny ? dit une autre.

— Mais non, interrompit une petite voix flûtée ; vous savez bien que Mme d’Heilly ne sort jamais le soir.

— Pourquoi cela ? demanda-t-on.

— Je l’ignore ; elle craint peut-être les ravisseurs.

— Méchante ! dit le comte de Larcy, qui donc aurait la force de commettre ce crime ?

— Vous ne devinez pas ? reprit la marquise. Eh bien, c’est le prince Formose.

— Bah ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Lui-même ! c’est M. de Pommereux qui m’a demandé la permission de vous le présenter.

— Pour moi, dit une jeune fille blonde et rieuse qui brodait et qui n’était autre que Mlle d’Orion, je serais ravie de le voir ; mon cousin m’en a dit tant de mal…

— Mais je n’ai dit sur lui, interrompit M. le vicomte de Larcy, que ce que tout le monde sait.

— Et que sait-on ? demanda quelqu’un.

— On sait, reprit M. de Larcy, vivement embarrassé, on sait… Dame ! je ne sais trop ce qu’on sait au juste… On prétend d’abord que c’est un jettatore.

— Oh ! quelle ravissante horreur ! s’écria une femme un peu mûre, il va nous jeter des sorts, ce sera charmant !

— Voici ce qu’on m’a raconté sur lui, dit un jeune homme. Un soir qu’il venait d’entrer au théâtre de la Fenice à Venise, le feu prit immédiatement à la salle. Aussitôt chacun de fuir ; mais lui, installé commodément dans sa loge, dit aux spectateurs effrayés, en jouant sur le nom du théâtre : « Que craignez-vous ? le phénix n’est-il pas immortel ? Il saura bien renaître deses cendres. »

— Au fait, il avait raison, répliqua un auditeur.

— Il y eut, continua le narrateur, des sinistres terribles ; des gens furent tués ou blessés, d’autres furent dévalisés dans la bagarre. Le prince Formose, calme et tranquille, se contenta de dire en allumant son cigare aux flammes de l’incendie : « Ma foi, j’aime mieux le Vésuve. » et il s’en alla.

— Jusque-là je ne vois rien de bien extraordinaire, répliqua la marquise.

— Une autre fois, il entrait dans un bal, lorsque le lustre, se détachant tout-à-coup du plafond, se brisa en mille pièces sur le parquet. On attribua encore ce malheur à sa présence.

—Pour ma part, je lui fais les cornes toutes les fois que je le rencontre, dit le vicomte de Larcy, afin de détourner ses maléfices.

— Vous êtes des enfants, reprit la marquise ; on assure qu’il est aimable et spirituel autant que qui que ce soit.

— C’est vrai, répliqua le comte de Pommereux, qui n’avait pas encore parlé. Je me suis trouvé très souvent avec lui, etje dois avouer que je n’ai jamais entendu de causeur plus agréable, de chroniqueur plus mordant et plus brillant ; il sait tout, il a tout vu.

— C’est le solitaire, interrompit le jeune de Larcy.

— À coup sûr, c’est le comte de Saint-Germain, répliqua M. de Pommereux. Depuis six ans que je le connais, sa figure n’a pas changé.

— Il se teint peut-être la barbe ? demanda Mlle d’Orion en jetant sur son cousin un regard épigrammatique.

—Non, répliqua l’interlocuteur, le prince Formose a trouvé le secret de ne pas vieillir. C’est un éternel printemps.

— Quel homme heureux ! dit la marquise.