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une perle dans les yeux. — Il ne peut donc pas s’acheter un homme ? reprit Formose. — Hélas ! Monsieur, un homme, ça coûte cher, et nous n’avons d’argent ni l’un ni l’autre. » En ce moment je regardais le prince, il était ému. « Eh bien, mon enfant, continua-t-il, dis à Julien de venir me voir à Paris. J’ai des protections ; je parviendrai peut-être à le faire rester. — Est-ce bien vrai, Monsieur ? s’écria la paysanne. — Sans doute, dit le prince ; » et, descendant de cheval, il lui donna son nom et son adresse ; puis nous repartîmes. Le lendemain, Julien se présentait à l’hôtel du prince qui lui remit dix mille francs pour la dot de sa fiancée.

M. de Pommereux en était là de son récit, lorsqu’un domestique annonça le prince Formose.

Aussitôt tous les visages, animés par la curiosité, se tournèrent vers la porte du salon.

UN PACTE.

Formose comprit immédiatement, à l’aspect plus avide qu’étonné des physionomies, qu’il venait d’être question de lui ; il passa bravement sous la terrible artillerie des regards, vint présenter ses hommages à la marquise, fit un salut général, et, donnant la main à M. de Pommereux, il s’entretint un instant avec lui, en se plaçant en face de Mlle d’Orion qui causait à voix basse avec Mme de Veyle.

— Comment le trouves-tu ? demandait Mlle d’Orion à la marquise.

— Très-bien ; j’adore les figures pâles.

— Pour ma part, il me produit l’effet de Bertram au cinquième acte de Robert ; il me semble que le plancher va s’ouvrir, et qu’il va disparaître.

— Folle, est-ce qu’il te fait peur ?… Alors prends garde.

— Pourquoi ?

— Ma chère enfant, nous autres femmes, rien ne nous séduit comme la crainte qu’on nous inspire.

— Vois donc comme l’expression de ses yeux est étrange.

— Il y a dans son regard de la douceur et de la tristesse.

— L’une de nous deux paraît l’occuper beaucoup.

— Mais c’est toi qu’il regarde ainsi, dit la marquise avec un sourire malin.

— Moi ! répondit Mlle d’Orion, quelle plaisanterie ! Et elle baissa la tête en rougissant.

Depuis l’entrée de Formose dans le salon, on ne causait plus que par groupes et en manière d’aparté. Il y avait de la gêne. La marquise, pour rompre la glace, se mit au piano et joua un morceau avec tant de grâce et un désir si apparent de ranimer la gaîté de ses invités, qu’en moins de cinq minutes la physionomie de l’assemblée se transforma tout-à-fait.

— À votre tour, cher diplomate, dit la marquise en s’adressant au jeune de Larcy.

— Moi, fit le vicomte, je ne chante plus.

— Ah ! c’est vrai, répliqua Mme de Veyle en souriant ; vous êtes trop grave maintenant. L’homme d’État a tué le ténor. Alors, ajouta-t-elle, à M. de Pommereux.

— Je suis enroué comme un choriste des Italiens, répondit celui-ci ; mais le prince, qui n’a pas d’aussi bonnes raisons à donner, paiera sa bienvenue, si vous l’en priez.

— Allons, prince, dit la marquise en montrant le piano.

Et comme Formose alléguait un prétexte :

— Dites-nous, reprit M. de Pommereux, cette sicilienne que vous m’avez chantée l’autre soir.

Formose fit encore quelques difficultés ; mais, vaincu par les, sollicitations générales, il s’exécuta de bonne grâce.

Il se mit au piano comme un simple mortel, et chanta un morceau bouffe emprunté à un opéra italien. Le timbre pur et vibrant de sa voix aurait fait envie à plus d’un chanteur en renom : les notes hautes surtout avaient un charme inexprimable. Le silence religieux de l’assemblée prouvait assez l’étonnement et le plaisir que causait la révélation de ce grand talent inconnu. Le rhythme simple et harmonieux se perdait dans des fioritures sans fin, qu’il exécutait avec une intention évidemment satirique, à l’adresse des roucouleurs de théâtre. Vers la fin du morceau l’air prenait des proportions si étrangement bouffonnes, et était chanté avec tant d’esprit, d’entrain et de verve, que les dernières notes, interrompues par les applaudissements, se perdirent dans un éclat de rire universel.

— Ma chère amie, dit tout bas la marquise à Mlle d’Orion, voilà un jettatore qui ne fera pas fortune parmi nous. Les gens qui entretiennent