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n’écoutes aucun propos galant, du moins ouvertement ; tu vis en Lucrèce, toujours en apparence ; tu passes presque pour une vertu inexpugnable. Cependant, parmi tous ces jeunes gens attachés à tes pas, il y en a un que tu remarques plus particulièrement ; tu lui envoies tes œillades les plus assassines ; tu joues de la prunelle comme tu sais si bien le faire ; tu l’attires à toi peu à peu, et tu fais tant et si bien, qu’il finit par t’aimer comme on t’aime quand tu le veux absolument.

— Quel singulier rôle vous voulez me faire jouer, mon prince !

— Tu as des scrupules, interrompit Formose, toi qui as laissé tant de morts sur le champ de bataille de ton cœur.

— Et quel est cet homme ? demanda l’Italienne.

— Il est jeune, il est bien, il est noble et il a vingt-deux ans ; on le nomme M. de Larcy, c’est un vrai cadeau que je te fais.

— Sainte Vierge ! s’écria la Coradini ; pardonnez-moi, voilà un malheureux qui sera fou de moi avant dix jours, et qui sera ruiné dans six mois.

— Je te l’abandonne corps et biens. Ainsi, c’est entendu ; tu l’attires à toi, tu le subjugues, tu le fascines par le feu de ces regards qui ont déjà fait tant de victimes. Mais pas de précipitation ! De la coquetterie, des promesses d’abord, et puis des espérances jusqu’à ce qu’il n’y ait plus moyen de reculer. Enfin sois même cruelle, si c’est possible.

— Insolent ! fit la Zanetta en embrassant Formose.

— Il faut conduire cette affaire comme une passion de cœur. N’oublie pas de te faire écrire des lettres.

— Comme ce sera ennuyeux !

— Tu ne seras pas forcée de les lire ; tu me les remettras, voilà tout ; et si tu mènes les choses convenablement, demande-moi tout ce que tu voudras, je te le donnerai.

— Prends garde, beau prince, dit la Coradini en se penchant vers Formose, si j’allais te demander ton amour ?

— Ma foi ! si tu me regardes ainsi pendant deux minutes, je ne réponds plus de rien.

Le soir même de ce jour, la Coradini était installée dans un superbe appartement de la rue du Helder.

LA FAMILLE D’ORION.

La famille d’Orion était l’une des familles les mieux établies et les plus considérées de la noblesse de France. Le duc d’Orion possédait avant la révolution, du chef de son père, d’immenses propriétés dans le Périgord. Émigré en 1791, il avait pris part aux tentatives infructueuses de l’armée de Condé, et avait fait partie de cette funeste expédition de Quiberon, qui fut l’une des dernières luttes de la Vendée royaliste. Il n’était rentré en France que vers 1810. Ce fut à cette époque qu’il épousa une riche héritière de la maison de Larcy. Le duc d’Orion, créé pair par Louis XVIII, était mort en 1824, c’est-à-dire trois années après la naissance de sa fille.

Mlle Henriette Adolphine d’Orion s’était trouvée, à l’âge de trois ans, à peu près orpheline, car il ne lui restait que sa mère, et cette mère était folle. On n’avait jamais su à la suite de quel événement la raison de la duchesse, qui était une femme d’une grande piété et d’un caractère doux et tranquille s’était troublée tout-à-coup.

M. le comte de Larcy, frère de la duchesse, et par conséquent oncle maternel deMlle d’Orion, avait été nommé tuteur de sa nièce. C’est lui qui, depuis la mort du duc, avait la gestion et l’administration des biens de la famille. C’est lui qui avait été chargé de l’éducation de Mlle d’Orion, et, depuis seize ans, il n’avait pas cessé un instant de remplir ses devoirs d’oncle et de tuteur avec la fidélité et la scrupuleuse exactitude d’un honnête homme.

Mlle d’Orion, élevée jusqu’à l’âge de dix ans au fond d’un château de la Normandie, à côté d’une mère folle, qui reconnaissait à peine sa fille, et d’un oncle honnête, prévoyant, mais d’un caractère peu affectueux, et même légèrement égoïste, avait grandi dans cette solitude, comme une plante sauvage qui n’a jamais reçu les rayons du soleil. Habituée dès son enfance à courir les champs avec les enfants des fermiers et des métayers ; abandonnée à ses caprices et à ses fantaisies bruyantes, elle avait gagné à ses exercices une constitution forte et une santé de fer ; mais elle avait respiré à pleine poitrine le grand air de l’indépendance et de la liberté.

Enfin cette vie allait changer. Un jour son oncle lui dit qu’elle quittait le château pour aller dans une pension à Paris. À ce mot de pension, qui résonne toujours si tristement aux oreilles enfantines, Henriette ne put se défendre d’un sentiment de joie : elle allait sortir du cercle mono-