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c’est que jamais, un autre ne sera mon époux, mon parti est pris irrévocablement. Ce n’est pas ce que tu m’as dit sur mon cousin qui a déterminé ma résolution. Ce pauvre Eugène ! moi qui croyais l’aimer ; insensée que j’étais ! avais-je jamais ressenti pour lui cet enivrement, cette douleur céleste qui m’accompagnent partout aujourd’hui ? Mon cœur avait-il jamais parlé ? Qu’il soit heureux, et il le sera, car lui aussi s’était trompé. S’il faut sacrifier pour lui toute ma fortune, je le ferai avec joie ; mais mon cœur ne sera jamais qu’à Formose.

« Tu n’es pas venue nous voir à la fin du mois comme tu nous l’avais promis ; j’en suis fâchée, ma chère Lucile, j’aurais voulu que tu visses le prince, comme il est beau quand il se promène, triste et mélancolique, dans les allées de son parc. De mon kiosque je vois toutes ses démarches ; j’assiste à toutes ses actions. Viens donc, ou plutôt non, ne viens pas, car s’il allait t’aimer ! et je mourrais s’il en aimait une autre.

« J’aurai peut-être bientôt besoin du secours de ton amitié, ma chère amie, lorsque le moment de faire connaître mon amour à mon oncle sera arrivé ; je compte sur toi, sur l’influence que tu exerces sur M. de Larcy, pour qu’il se rende à mes prières et permette mon bonheur.

« Adieu, je t’embrasse comme je t’aime.

« henriette. »

Formose avait réussi, Mlle d’Orion l’aimait. Elle l’aimait avec d’autant plus de Mme force, ainsi qu’elle le disait dans sa lettre à de Veyle, que son amour, longtemps refoulé, s’échappait, source vivifiante, de son cœur brisé comme l’eau à travers les fissures d’un vase. Toute cette jeune énergie, qui fermentait dans cette âme de dix-huit ans, avait besoin de se répandre au dehors. Elle n’avait jamais été aimée ; son amant d’adoption devait remplacer l’amour dont l’avaient sevrée une mère folle et un oncle soucieux. Il devait être tout pour elle ; c’était son refuge, son bonheur, sa vie, son univers. Il fallait qu’il pût lui dire ces deux vers d’un grand poète :

… Je veux être et ton père et la mère :
Ton père, j’ai mon bras ; ta mère, j’ai mon cœur.

Quelques jours après la scène du magnétisme, Formose et Mlle Henriette s’étaient avoué leur amour, et s’étaient juré d’être à jamais l’un à l’autre.

Depuis plus d’un mois qu’il vivait presque côte à côte avec cette enfant naïve et enthousiaste, qu’il assistait au développement de cet amour qu’il avait fait éclore, une grande métamorphose s’était opérée dans l’esprit du prince. Il n’avait poursuivi d’abord Mlle d’Orion que par calcul, pour être uni à une grande famille et jouir du crédit que donnent une belle alliance et une grande fortune. Il voulait se réfugier dans le mariage comme dans une retraite assurée où il passerait le reste de ses jours à l’abri du soupçon, au milieu de la richesse et des honneurs. Mais à force de suivre pas à pas tous les incidents de cette intrigue, il s’était aperçu un jour, pour la première fois de sa vie peut-être, qu’il était amoureux.

Pendant que Formose subissait le joug de ses nouveaux sentiments, M. de Larcy recevait une lettre qui lui apprenait les débordements de son fils. Le comte, frappé de stupeur à cette nouvelle, prit immédiatement la route de Paris, ramenant avec lui Mlle d’Orion, dont il ne se séparait jamais.

Nous allons dire en quelques mots ce qui s’était passé à Paris depuis le départ de Formose.

La Coradini avait suivi de point en point les instructions du prince. Elle avait mis tout en œuvre pour séduire le vicomte ; elle avait décroché de l’arsenal de sa coquetterie les armes les plus sûres et les mieux effilées. Le jeune homme s’était laissé fasciner par les charmes de l’enchanteresse, comme une allouette par la réverbération du miroir. La Coradini, en voyant l’inexpérience du vicomte, avait allumé dans l’âme de celui-ci une passion furieuse, excitée par le prolongement de la lutte. Dans cet intervalle, M. de Larcy avait timidement risqué un cadeau d’un grand prix, puis deux, puis trois, et l’Italienne, qui comprenait tout le parti qu’elle pouvait tirer d’un tel amant, ne combattait déjà plus pour le compte d’un autre, elle faisait la guerre à son profit.

Formose, en quittant Paris, avait laissé à son confident Berlhold le soin de le remplacer, et de veiller à ce que les conditions stipulées entre lui et la Coradini fussent fidèlement exécutées. Berthold s’était acquitté de sa tâche en cons-