Page:L'Écho des feuilletons - 1844.djvu/237

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vous répéterai ici le mot d’un illustre diplomate : « Pas de zèle, mais des faits. » — Agissons sur-le-champ ; que chacun de vous, muni de ses lettres de crédit, parte immédiatement pour sa destination. Il faut s’abattre en même temps, à la même minute, pour ainsi dire, sur cinq grands centres, Londres, Vienne, Bruxelles, Naples et La Haye ; le succès de cette vaste affaire est dans l’accord de l’opération, le moindre tâtonnement ferait tout manquer ; pas d’hésitation, pas de retard, pas de faiblesse, mais de l’habileté, du sang-froid, de l’assurance et de l’audace, tout est là. Frappez du même coup au ventre des plus grosses caisses de l’Europe, et qu’il s’en échappe des flots de pièces d’or. Si un banquier conçoit quelque doute sur l’authenticité du papier, ne vous décontenancez pas ; menacez-le d’une demande en dommages-intérêts pour le temps qu’il vous fait perdre, la victoire est à ce prix. Dans quinze jours tout doit être terminé ; vous avez dans vos mains toute votre destinée, une richesse sans limites, ou l’opprobre éternel.

— Je suis tranquille ! s’écria Chaulieu en prenant son paquet de billets, je porte la fortune de Formose.

— Et la nôtre, ajouta de Lorry.

— Bien dit, répliqua le prince ; et il donna à chacun les instructions spéciales. Il fut aussi convenu que l’argent touché serait envoyé en billets de banque, à Paris, à une adresse pseudonyme.

Quand toutes les recommandations furent terminées, que tout fut bien expliqué et bien compris, les cinq aventuriers désignés quittèrent le château et se rendirent à leur poste respectif.

Formose demeura seul avec Berthold.

CONFESSION.

Le plan infernal de Formose avait tellement étonné Berthold, que celui-ci demeurait muet, dans une sorte de contemplation admirative, devant son compagnon ; Formose, surpris de la prolongation de ce silence rêveur, dit, en le regardant à son tour :

— Eh bien, à quoi penses-tu ?

— Je voudrais savoir, répondit Berthold, si tu n’es pas Satan en personne !

— Tu es bien curieux, dit Formose en se promenant dans la chambre.

— Au fait, qui es-tu ? demanda Berthold ; tu ne m’as jamais parlé ni de ton pays ni de ta famille ! je ne sais pas même ton nom.

— Mon nom, je ne le connais pas ; ma famille, je n’en ai pas ; mon pays, je l’ignore.

— Triple mystère ! dit Berthold en riant, cela devait être ; tu es né du hasard…

— Et de la fatalité ! interrompit Formose devenu rêveur.

Puis il se promena encore quelques instants de long en large, tout-à-fait absorbé dans des pensées soucieuses, et dit à son compagnon :

— J’ai fait le mal, j’ai poussé aussi loin que possible l’exagération du crime ; tandis que j’aurais pu faire servir au bien mon activité et ma volonté, si j’eusse été placé dans des conditions normales. J’ai descendu pas à pas le sentier du vice, parce qu’une fois sur cette pente je ne pouvais plus m’arrêter. Écoute cette histoire, et tu jugeras si j’ai tort de parler ainsi.

— Sois bref, si tu peux, dit Berthold en allumant un cigare.

— Un enfant, tombé on ne sait d’où, commença Formose, fut élevé chez un prêtre d’une petite ville du Midi jusqu’à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans. Un jour cet enfant, devenu jeune homme, quitta le presbytère et disparut. Il alla en Espagne avec l’espoir de combattre, on se battait à cette époque au delà des Pyrénées ; une aventure étrange, qui lui arriva dans ce pays, dérangea ses projets ; il rebroussa chemin, prit la route de Paris, et se mit à la poursuite d’une femme, jeune et belle inconnue, qu’il n’avait vue qu’un instant ; son premier soin fut de chercher cette femme partout, aux concerts, aux théâtres, dans les promenades, ce fut en vain. Après un an de tentatives inutiles, il voulut reprendre la route du presbytère délaissé ; mais l’homme qui l’avait élevé était mort.

Seul, sans soutiens, sans parents, ne connaissant personne au monde, le jeune homme vécut au jour le jour comme les oiseaux du bon Dieu ; il errait des journées entières dans les rues de cette grande capitale, ébloui par le luxe insolent qui frappait ses regards. Ainsi livré à lui-même, le jeune homme sentit se développer en lui une passion terrible, opiniâtre. Il voulut être riche, lui aussi, pour satisfaire à tous ses goûts, à toutes ses volontés, pour être, en un mot, l’un des élus du siècle. Le désir de l’or le tourmentait à chaque heure, à chaque minute ; il lui fallait des