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le mariage de son fils avec Mlle d’Orion.

Un matin, les hôtes du château, c’est-à-dire la duchesse, sa fille et M. de Larcy, déjeunaient silencieusement, Mlle Henriette était plus triste encore que de coutume, lorsque le comte, qui venait de décacheter une lettre timbrée de Paris, dit à sa pupille avec une indifférence affectée :

— C’est une lettre de la marquise.

— Ah ! fit Mlle Henriette, qu’annonce-t-elle de nouveau ?

— Peu de chose, répliqua le comte, en fixant son regard sur la jeune fille ; pourtant, ajouta-t-il, elle m’apprend le retour du prince Formose.

À cette nouvelle inattendue, Mlle d’Orion, bouleversée jusqu’au fond de l’âme, baissa la tête pour cacher la rougeur qui couvrait son front.

M. de Larcy lui prit paternellement la main, et lui dit en souriant avec amertume :

— Eh bien ! Henriette, vous n’avez donc pas entendu ?

La jeune fille, faisant un violent effort sur elle-même, releva ses beaux yeux rayonnants vers son oncle et sortit de table presque aussitôt, dominée par une émotion qu’elle ne pouvait parvenir à maîtriser.

— Allons, pensa M. de Larcy, le mal est incurable, il n’y a plus à résister.

Quelques jours après cette petite scène, dont l’issue semblait donner la victoire à Mlle d’Orion, Mme de Veyle en personne tombait à Blenneville, jetant au milieu de la famille consternée l’affreuse nouvelle du suicide de M. Eugène de Larcy.

D’abord le comte crut rêver ; il fallut que la marquise, qui venait de prendre tous les ménagements de circonstance, recommençât son triste récit. Mlle Henriette fondait en larmes ; quant au comte, il demeurait immobile comme une statue, l’œil stupide, la figure bouleversée ; on aurait dit d’un homme frappé de la foudre. Il voulut parler, sa voix s’arrêta dans son gosier, le sang se porta à la tête avec violence, et il fut pris d’une attaque d’apoplexie.

Il fut saigné sur-le-champ ; pendant deux jours et deux nuits il resta entre la vie et la mort ; lorsqu’il reprit connaissance, il trouva aux pieds de son lit, comme deux anges consolateurs, la marquise et Mlle d’Orion.

Le premier mot qu’il prononça fut le nom de son fils. Mme de Veyle le conjura d’être calme et de vivre pour sa nièce, qui avait plus que jamais besoin de ses soins et de son amitié ; le comte voulait que la marquise reprît dans ses plus grands détails le récit de la mort d’Eugène, mais elle s’y refusa et mit tous ses soins à le distraire de sa douleur.

Ce ne fut qu’au bout de quelques jours, lorsque M. de Larcy fut remis de cette violente secousse, qu’elle lui apprit comment avait eu lieu ce fatal duel, à la suite duquel le vicomte, emporté sans doute par la fureur de la jalousie, s’était fait sauter la cervelle. La marquise ne faisait que répéter ce qu’elle avait entendu dire à Paris, par les témoins de Formose et du vicomte, lesquels, malgré la terrible issue de cette affaire, n’avaient pu s’empêcher de louer la conduite magnanime tenue par le prince dans cette funeste circonstance.

Le fait de ce jeune homme se tuant par un excès d’honneur, et dans un instant de rage et de folie, pour ne pas devoir la vie à un être dégradé qu’il regardait comme son assassin, avait été interprété dans le même sens par tout le monde ; on pensait que la jalousie et la douleur de voir Formose préféré par Mlle d’Orion avaient poussé le jeune de Larcy à cet acte de désespoir.

Le comte ne pouvait croire que les choses se fussent passées ainsi ; il était convaincu que la marquise lui cachait une partie de la vérité ; M. de Larcy, mu par un sentiment d’égoïsme paternel, souffrait de la prétendue magnanimité de Formose ; il eût voulu le savoir coupable pour élever entre le prince et sa nièce des barrières insurmontables. Aussitôt qu’il fut entré en convalescence, il prit la route de Paris, malgré les remontrances de la marquise, à qui il confia Mlle d’Orion.

A Paris, il entendit partout le même cantique en l’honneur de Formose. Aux compliments de condoléance donnés à la douleur du père, venaient tout naturellement se mêler des éloges sur la conduite loyale et généreuse du prince.

M. de Larcy revint à Blenneville plus triste et plus abattu encore qu’à son départ pour Paris. Le cruel événement qui venait de le frapper était tellement extraordinaire, qu’il le regardait comme une punition du ciel ; il ne voyait quelquefois dans cette catastrophe épouvantable qu’une expiation, et il songeait alors à cet autre fils perdu dans le