Page:L'Écho des feuilletons - 1844.djvu/92

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sauvage, ne pleure pas. Tu ne m’as pas outragée : tu n’es pas coupable des pensées que tu as eues sur moi, puisque tu ne me connais pas, et je ne t’en veux pas de m’avoir offert ces ornements ; c’est la coutume de tes compatriotes de gagner par des présents l’amour des femmes de mon pays. Je ne suis pas semblable aux autres ; mais je ne peux pas m’irriter contre toi, parce que tu ne l’as pas deviné. Rassieds-toi près de moi, et ne pleure plus.

En parlant ainsi, elle lui prit les mains et le fit asseoir comme un enfant, sans qu’il fît aucun mouvement pour s’aider ou résister.

En face de cette bonté simple et naïve, de cette magnanimité ingénue, Maurice se trouvait si petit et si misérable avec ses soupçons et ses injures, qu’il n’osait seulement plus lever la tête, et qu’il restait atterré comme un criminel devant son juge. Mais bientôt il sentit l’enthousiasme succéder à la honte, et, se laissant tomber aux genoux de Razim, il lui dit :

— Que pourrais-je faire, ô chaste enfant de la solitude ! pour réparer l’outrage que t’a fait mon imagination souillée ? Ton généreux pardon m’accable au lieu de me consoler, et, si tu ne me donnes le moyen d’expier ma faute, je partirai d’ici plus malheureux qu’un meurtrier. J’ai commis le plus affreux des sacrilèges ; J’ai porté des mains téméraires et impures sur la plus belle œuvre de Dieu, sur l’âme sans tache d’une noble vierge. Aie pitié de moi, Razim ! Ce n’est pas mon cœur qui est coupable ; je le sens, ce cœur ne bat déjà plus que pour toi. C’est mon esprit vicié par les influences corruptrices de la vieille Europe. Aie pitié de moi comme on a pitié de insensé qui frappe, dans sa folie, les êtres qui lui sont les plus chers. Si j’ai été injuste et outrageant envers toi, c’est que j’éprouvais une sorte de rage de ne pas rencontrer en toi toutes les perfections. Tu es si belle, Razim ! ton regard est si pur, ta voix est si mélodieuse, que Dieu n’aurait pu, sans une sorte d’atroce mensonge, mettre en toi un cœur vil. C’était parce que je craignais cela que je t’insultais : la peur rend féroce. Pardonne : il ne t’a fallu qu’un regard et qu’une parole pour me changer tout entier, et me rendre toute la confiance que ta vue m’avait d’abord inspirée. N’abuse pas de ta facile victoire ; continue à être bonne et miséricordieuse ; ne me repousse pas loin de toi ; l’hospitalité défend d’éloigner les suppliants. Je te supplie de me laisser vivre à côté de toi, avec toi, pour t’aimer et pour te payer un moment d’outrage par des années de bonheur.

La jeune fille écoutait avec une émotion croissante les discours passionnés du voyageur. Son sein se soulevait avec violence ; un vif incarnat colorait ses joues, et l’éclat humide de ses yeux montrait qu’elle avait peine à retenir ses larmes. Elle resta quelque temps immobile, regardant fixement les filets qu’elle ne voyait pas. Puis elle se leva, et dit à Maurice, en lui tendant la main :

— À demain.

Maurice saisit la main qu’elle lui tendait et la couvrit de baisers. Mais elle la lui retira bientôt, et, lui faisant signe de ne pas lui parler et de ne pas la suivre, elle rentra à pas lents dans sa cabane.

Maurice tint ses regards attachés sur elle jusqu’à ce que la porte se fût refermée. Alors il se leva aussi, et reprit tout pensif le chemin d’Houo-Rourou. Lorsqu’il y arriva, son imagination mobile avait déjà fait mille rêves, s’était créé mille bonheurs et mille souffrances aussi ; avait, en un mot, parcouru toutes les possibilités et toutes les impossibilités de la vie qu’il venait d’entrevoir un instant. Il était à la fois enchanté et effrayé de ce qu’il avait dit et fait, et craignant presque également les deux issues que pouvait avoir sa démarche, soit que Razim exauçât ou rejetât sa demande. C’est que la nature de Maurice était complexe : autant son cœur était hardi, enthousiaste et prompt, autant son esprit était timide et irrésolu.

Dans les moments où la passion s’allumait en lui, il était capable de tout entreprendre et de tout faire ; mais quand elle s’éteignait ou s’obscurcissait seulement, il se mettait à examiner, à prévoir, à calculer, à douter. Une fois l’instant de l’action passé ou éloigné, il perdait toute confiance dans sa force et dans celle des autres. Son amour-propre l’empêchait de reculer devant les obstacles qu’il redoutait dans le cours de la route qu’il s’était engagé à parcourir ; mais il regrettait souvent de s’être ainsi avancé.

Il avait senti tout d’un coup que Razim était une femme qu’il fallait prendre au sérieux, et qu’avec elle les promesses devaient être sacrées. Or, il était déjà, au bout de quelques heures, livré à une cruelle perplexité, en songeant à ce