Page:L'âme russe, contes choisis, trad Golschmann et Jaubert, 1896.djvu/22

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l’ancienne mode, comme un ornement monstrueux et nécessaire de la salle du bal ; les invités, en arrivant, s’avançaient vers elle avec de profonds saluts, réglés par le cérémonial établi, et nul ne s’occupait plus d’elle. Elle recevait toute la ville dans ses salons, observant une étiquette rigoureuse, et ne reconnaissant plus aucun visage.

Une valetaille nombreuse s’engraissait dans l’antichambre et dans la devitschia[1], chacun faisant à sa guise, chacun volant à l’envi la vieille mourante.

Lisaveta Ivanovna était la martyre de la maison. Elle versait le thé, — et s’entendait reprocher d’avoir mis trop de sucre ; elle lisait à haute voix des romans, — et pâtissait des fautes de l’auteur ; elle suivait la comtesse dans ses promenades, — et répondait sur la pluie et le beau temps. On lui assignait un salaire qu’on ne lui payait jamais intégralement, mais on lui demandait de s’habiller comme tout le monde, c’est-à-dire comme très peu de monde.

Humiliant était son rôle en société. Chacun la connaissait, et nul ne lui prêtait la moindre attention. Au bal, elle dansait seulement quand on manquait de vis-à-vis ; et les dames la prenaient par le bras chaque fois qu’elles avaient à se rendre au cabinet de toilette pour arranger quelque chose dans leur ajustement. Comme elle avait de l’amour-propre, elle sentait vivement sa situation, et regardait autour d’elle, toujours à l’affût du sauveur.

Mais les jeunes gens, calculateurs sous leurs apparences de

  1. Chambre des servantes.