Page:Léon Daudet – Alphonse Daudet.pdf/222

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
208
DE L’IMAGINATION

rêves. Mais la voix paternelle me ranime et peu à peu me désengourdit.

Mon père (un peu ironique, ce qui apparaît dans un coin brillant de son œil que je connais bien), — Alors, tu as une théorie sur l’Imagination ? Méfie-toi, une théorie, c’est lourd à porter, c’est terrible. Une fois dedans, on n’en sort plus. On veut plier les faits, les déformer à la mesure de cette malle étrange et mal commode.

Moi. — Mais, mon père, sans théorie, on n’a pas de vues nettes. Les faits se juxtaposent comme des jouets d’enfant. L’esprit n’avance pas. Sans les idées générales, nos sensations les plus aiguës, nos sentiments les plus délicats, demeurent du domaine animal.

Mon père (se montant). — Je te dis, moi, que le plus souvent les idées générales nous dupent, et qu’un bon fait, bien observé par des yeux clairs, est aussi vaste, aussi troublant, aussi fécond que n’importe quelle hypothèse. Parbleu, je ne demande pas qu’on se cantonne dans la note ou la notation, qu’on reste un observateur, un monsieur avec un lorgnon ou un monocle, un verre rétrécissant quelconque, mais vois Darwin, vois Claude Bernard, de vrais, de solides amis du réel ; c’est leur façon que j’admire ; c’est leur méthode qui me séduit.