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HIER ET AUJOURD’HUI

rehaussaient de grâces ironiques, mêlaient les larmes au sourire. À notre table de famille, entre ma grand’mère qu’il adorait, sa femme qu’il admirait plus que tout, sa petite fille et ses deux fils, à notre chère table que sa disparition laisse vide et silencieuse, il se mettait autant en frais que pour une réunion d’amis.

C’est là que la mort est venue le prendre le 16 décembre 1897, pendant le dîner. J’étais arrivé un peu en retard ; je trouvai notre petit monde réuni comme à l’ordinaire dans le cabinet de travail. Je lui donne le bras jusqu’à la salle à manger et je l’asseois dans son grand fauteuil. Il commence à causer en prenant le potage. Rien dans ses mouvements ni dans sa façon d’être n’annonçait une telle catastrophe, quand tout à coup, dans un bref et terrible silence, j’entends ce bruit affreux, que l’on n’oublie pas, un râle voilé suivi d’un autre râle. Au cri de ma mère, on s’élance. Il a rejeté la tête en arrière, sa belle tête déjà couverte d’une sueur glacée, les bras défaillent le long du corps.

Avec des précautions infinies nous le soulevons, mon frère et moi. Nous l’étendons sur le tapis. En une seconde, voici l’horreur funèbre pour notre malheureuse maison, voici les gémissements et les plaintes et les supplications vaines à celui qui sut nous donner tout, sauf un petit peu plus de lui--