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ALPHONSE DAUDET

quai de Béthune, où l’histoire de Paris frémit dans la vieille pierre que chauffe un pâle soleil d’hiver.

Ah, ce soleil, comme mon père l’aimait ! Quoique maigre et blême, il lui rappelait sa Provence embaumée, dont le nom changeait son visage, ramenait les couleurs à ses joues mates. « Le plaisir primordial : se cuire le dos au soleil. Un bon « cagnard » là-bas, vers la Durance », disait-il, doucement appuyé à mon bras, regardant la Seine capricieuse. Aussitôt, comme ailé par le rêve, il partait vers un de ces mirages qui faisaient de la moindre causerie un perpétuel enchantement.

Cela débutait par une petite remarque, un rayon de lumière sur ce balcon de fer forgé, une vitre incendiée, un reflet du fleuve. Stimulé par une image juste, nul n’aima autant la justesse, il me serrait le bras plus fort et sa fantaisie s’éveillait. Le pittoresque le lassait vite. Il fallait que l’humanité intervînt. Il lui suffisait d’une fenêtre entr’ouverte pour imaginer tout un intérieur, avec la précision poétique des maîtres hollandais. Silhouette inquiète de femme, vieillard qui boit ses dernières gorgées de lumière, tendresse bourgeoise, enfance, décrépitude, il devinait, combinait, évoquait, joyeux de ses propres trouvailles, dispersant à l’air léger sa verve, sa richesse verbale : « Nous jouons encore à Robinson, mon gas, comme autrefois, sous la