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VIE ET LITTÉRATURE

neige, un soir de grand’garde, et en même temps, la première attaque de ses douleurs et le remords de son indolence, qui le laissait chanter, écrire des vers légers ou de la prose cursive, sans besogne sérieuse ni durable. Il respectait l’appareil militaire. La musique des régiments l’enfiévrait « comme un cheval de colonel ». Le titre d’officier ouvrait tout grands sa porte et son cœur : « Ceux qui ont fait l’abandon de leur vie sont au-dessus des autres êtres. » Une des rares questions où il ne transigeait pas était celle du patriotisme. Je compte dire un jour, dans une brochure spéciale et documentée, quelle fut sa conduite pendant l’Année terrible. Cette année-là marquait pour lui non seulement sa métamorphose, mais un changement de la nation, des mœurs, des préjugés, de la culture. Si je vantais un Allemand (il faisait grand cas de la littérature d’outre-Rhin), il murmurait avec mélancolie : « Oh ! les petits de la conquête ! »

Plus vivement que personne, il avait senti le désarroi de cette époque tragique. Il voulait que mon frère et moi, à défaut de souvenirs, fussions exactement renseignés. Il s’entourait de tous les ouvrages, français ou étrangers, qui traitent de la guerre franco-allemande. Cet été même, pendant notre robinsonnade à Champrosay, il me conta, par le détail, ses impressions et ses colères.