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VIE ET LITTÉRATURE

dans son grand fauteuil. Sa main nerveuse presse le bec de sa canne. Ses lèvres entr’ouvertes paraissent boire le son. Plus loin dans le souvenir, à l’Exposition de 1878, je l’aperçois écoutant les tziganes, un verre de tokay doré devant lui, les encourageant de « bravos », transporté par la frénésie hongroise. Plus près, c’est à Venise. Du canal ténébreux montent les frissons de l’eau, du violon et des voix humaines. Lui n’est plus avec nous. Il voyage au pays du rêve, en compagnie de sa jeunesse, de sa vigueur, de ses espérances. Quand la musique se tait, une autre commence qui vient de lui, célèbre les jeux de l’onde et du rythme et les marbres polis qui revivent. Et de jadis aux heures ultimes, il m’apparaît ivre d’harmonie, qu’il interroge son savant ami Léon Pillaut sur les « lieds » et les vieux refrains, sur la guimbarde, l’alto et le hautbois, qu’il écoute, à l’orée d’un champ de Provence, faisant arrêter la voiture, le mystère du roseau pastoral, que, dans le jardin de Champrosay, il savoure la gamme infinie des oiseaux, réglant pour lui les heures printanières.

Ses yeux qu’aiguisait la myopie, qu’il prétendait rebelles à la peinture, aux arts plastiques, recevaient néanmoins les couleurs et les formes avec une grande vivacité. Un des premiers il apprécia les « impressionnistes », Renoir, Monet