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LE HÉROS ET SON CONTRAIRE.

teur de Mireille échangeaient fraternellement leurs souvenirs de jeunesse. Je les écoutais, tout ému et vibrant de leurs récits. Mon père était déjà bien malade. Il disait : « Quelle chose singulière ! En dépit de mes souffrances et de l’âge — il atteignait alors cinquante ans — je sens, tout au fond de moi-même, quelque chose qui n’a pas vieilli, quelque chose qui m’appartient bien en propre, et qui se réveille notamment quand tu es là, toi, mon vieux compagnon, mon cher Frédéri.

— Mon bel Alphonse, répliqua Mistral, les poètes comme nous ont toujours vingt ans. »

Ils parlaient ainsi debout dans une pelouse que je vois encore, devant un vaste horizon bleuâtre, classique et fin. On eût dit deux sages conversant aux Champs-Elysées, après avoir dépassé la tombe. L’immortalité de ce « quelque chose », dont parlait mon père, m’apparut soudain comme très naturelle et aussi comme très personnelle, sans aucune image, presque sans abstraction. La mort, sur ce « quelque chose », n’avait point de prise. Ce « quelque chose » n’était point transmis héréditairement. Il était recréé, ce « quelque chose », avec chaque nouvel être humain