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LE MOI ET LE SOI.

son auditeur ou son lecteur, à la courbature et à la fatigue. J’ai toujours envie de demander au sceptique : « Mais combien as-tu donc de personnages en toi, et quand donc enfin seras-tu toi-même ? »

Voyez Montaigne, voyez Renan.

J’ai fait des Essais mes délices. Mon père m’avait appris à les lire dès ma jeunesse. Je les connais presque par cœur. Il n’est pas un tournant sournois ou candide, ombreux, ensoleillé, empierré comme un chemin de Gascogne, qui ne m’en soit familier. Sous la transparence du verbe, comme au fil sinueux d’une froide rivière, je compte les herbages et les poissons vifs. J’arrive à entrer en « Michel », à penser, à sentir comme lui et aussitôt m’apparaît le fourmillement de sa parenté, antérieure à lui et qui le disloque, le courbe, le redresse, le modifie, le déforme, comme un bonhomme de caoutchouc. Il a fini par croire, — comble d’erreur ! — que la sagesse ici-bas consiste à ne pas s’appartenir et à flotter, tel un bouchon, au gré de tous les courants imaginables, en reflétant l’heure dans l’humeur. Cette berceuse vous enchante, en un si subtil, et toutefois si ferme langage.