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LE MONDE DES IMAGES.

la mémoire héréditaire, cependant que ses pièces et contes abondent en traits de mémoire directe. Alors que l’ironie, chez certains, effarouche ou rebute les âmes simples, chez Santiago Rusiñol elle exerce une force de sympathie ; le marchand de pastèques en fait ses délices, comme le raffiné. Une de ses pièces a pour titre : l’Alegria que passa, la Joie qui passe. Ce titre exprime la personne même de l’auteur, qui transporte avec lui le rire, la bienveillance et l’attendrissement. Son désir se porte frénétiquement sur les idées, les sons, les paysages, les formes, les couleurs, les parfums. Il se ralentit et se nuance au contact des figures héréditaires, qui donnent à ses toiles leur étonnante magie et profondeur.

J’ai beaucoup fréquenté et aimé Jules Lemaître, descendant de paysans du Loiret, le plus fin et délié critique sans doute que nous ayons eu depuis Sainte-Beuve. Son cœur et son esprit nostalgique, envahis par la mémoire héréditaire (visible jusque dans son clair regard aigu), cherchaient vainement ici bas quelque chose qui était dans le passé, dans son passé familial, dans une longue suite d’observateurs moqueurs et pondérés. Car l’œil avoue les visions diffuses de la mémoire héréditaire, leur furtif écoulement au fond de l’esprit, par un petit éclair symptomatique, où la mélancolie raille doucement. J’ajoute que les privilégiés de la mémoire ancestrale, maîtresse d’œuvres fortes et durables, sont en général des traditionnels ; ce qui s’explique aisément, si l’on considère que nos facultés domi-