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LE MOT ET CE QU’IL ÉVOQUE.

plus expérimentés, comme les plus médiocres, et tous les causeurs. Ils la connaissent, parce qu’elle peut s’accompagner d’obnubilation et d’un vertige, où le mot nous fuit. Toute aphasie, même minuscule, même ultra éphémère, est une éclipse dans l’avant-mot.

L’interjection est en quelque sorte l’expression musculaire, déjà verbale, de l’avant-mot, accompagnée d’une émotion vive. Le « ah », le « oh ». le « hélas », le « Dieu », le « Ciel », le « aïe », le « bigre », etc. sont, dans une autre langue, des témoignages, des vestiges de l’état d’avant-mot, très sensible chez l’enfant, chez le convalescent, chez le vieillard, peu sensible, sinon complètement recouvert, chez l’homme bien portant et loquace. L’attention prolonge l’avant-mot. La précipitation le raccourcit à l’excès, sans cependant le supprimer tout à fait.

Au moment de l’avant-mot, la sensation, l’émotion, le désir, la circonstance fécondent la mémoire héréditaire (système de personimages), qui transmet aussitôt à la mémoire personnelle un conglomérat verbal et figuré, que cette dernière façonne en mot. Je ne puis mieux comparer cette opération mentale et physique qu’à la mise au point, presque instantanée, de l’ébauche par le statuaire. Le mot sort de l’image seconde, tout chaud encore de la transformation. Cette émission verbale s’accompagne d’un plaisir, sensible même au milieu du mécontentement et de la colère, et qui augmente avec la vio-