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LE MONDE DES IMAGES.

imprimée est souterraine et procède par cheminements, quelquefois lointains. Elle est aussi plus durable. Le mot se modifie et s’use, à mesure que s’use sa racine dans la mémoire héréditaire. En général, il perd, avec le temps, de sa force et de son brillant, et ne les recouvre, partiellement, que par une place insolite dans la phrase, comme un joyau, dont l’éclat ternit, transporté dans une lumière différente. Un écrivain tel que Michelet (dont la pensée par ailleurs était faible, et même enfantine) excelle à rajeunir un mot en modifiant, par le contexte, son éclairage. Mais le maître en ce genre est Pascal, qui sait rendre au terme fatigué sa puissance étymologique, sa verdeur avec sa vigueur. De même, sur un autre plan, Mme de Sévigné. On peut être un grand écrivain de plus d’une façon : soit en donnant à une pensée hardie et sage une forme simple, draperie mobile et souple sur un beau corps ; soit en rajeunissant l’éclat d’un vocable, par la justesse ou la nouveauté de sa position ; soit en suggérant l’essentiel, par une habile conjonction du secondaire et du silence. Ce dernier procédé se remarque, dans notre littérature, chez Racine et chez La Fontaine, dans la littérature anglaise, chez Shakespeare et chez Meredith. Le modèle latin en est Tacite. Ceci n’a d’ailleurs rien d’absolu, ces trois formes de beauté se rencontrant simultanément chez ces cinq écrivains. Mais le fait de suggérer m’apparaît comme le summum de l’art, puisqu’il exige une collaboration active de l’auditeur et du lecteur.