Page:Léon Daudet – Le Monde des images.djvu/199

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
189
LA CONCEPTION CRÉATRICE.

l’Enéide, la Divine Comédie, Hamlet, Don Quichotte, Robinson Crusoé, les Essais, etc…) est entière, dès sa première étincelle, aperçue, comme l’horizon, dans l’éclair, avec ses perspectives, ses plans, quelques détails. D’où l’impression de cohésion des chefs-d’œuvre ; d’où ce sentiment que leur successif n’est que le rabattement du simultané sur les feuilles manuscrites qui les composent. Un grand mot, un seul mot, qui s’ouvrira et se répandra ensuite en une foule de phrases, de propositions étincelantes et d’autres mots,… ainsi apparaît l’œuvre littéraire, digne de ce nom, qui s’impose d’emblée à son créateur. Désormais il vivra en elle et par elle, insensible à tout ce qui ne sera pas elle ; comme la nouvelle accouchée est insensible à tout ce qui n’est pas le petit paquet de chair rose, dans le berceau blanc.

Il est possible de s’en rendre compte quand, ayant lu souvent et médité une pièce comme Hamlet, on cherche son point culminant, l’image ardente, rapide et centrale, qui a bien pu lui donner naissance. J’ai toujours pensé que c’était la vision d’un fossoyeur dans un cimetière, tenant un crâne vide entre ses mains, qui avait mis en mouvement et fécondé la mémoire héréditaire de Shakespeare. Il m’est même arrivé de consacrer, vers l’âge de vingt-neuf ans, tout un volume, Le Voyage de Shakespeare, à cette recherche des éléments de vie qui avaient pu servir de points de départ aux drames immortels de ce grand génie. Vous me direz qu’il y a là-dedans beau-