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LA SPHÉRICITÉ DES PERSONIMAGES.

plus forts, iraient s’amoindrissant et s’éteignant. Les poètes ne sont pas des parures de luxe, dont pourrait se passer une nation. Ils lui sont, sur cinq ou six générations, aussi indispensables que le pain ou que le feu. Ils la préservent d’une barbarie toujours menaçante et dont l’oubli est le caractère dominant. Il n’y a pas une grande quantité de Français qui connaissent et goûtent Homère, Virgile, Corneille, Racine, La Fontaine, Hugo, Lamartine, Beaudelaire ou Mistral ; mais cette élite préserve de l’oubli et de la déshérence certaines émotions qui restent ainsi, par le prestige de l’instruction, accessibles à la masse et honorées, sinon pratiquées. Un peuple peut se passer d’électricité, d’automobiles, de grande industrie, comme il est vraisemblable que ces modalités de la vie courante tomberont, un jour ou l’autre, dans l’oubli collectif, par chute simple de mémoire, par lassitude, ou par remplacement. Un peuple ne peut se passer de générosité héroïque, sous peine de tomber dans l’abrutissement ou l’esclavage. Il ne peut se passer du sentiment de la mesure, sans céder aux farouches instincts toujours suicidaires. Flambeaux allumés sur des promontoires, les poètes préservent de cette amnésie ethnique, aussi redoutable que l’aphasie ethnique par la domination étrangère, qui est le signe de la déchéance. Ils ferment le cycle de la mémoire, depuis le moment où elle a pris naissance dans les profondeurs divines de l’espèce humaine, jusqu’au moment où elle transmet ses précieuses