Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/102

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tiples complaintes, où il n’était question que de maladie et de misère. Je l’accompagnais au refrain. Parfois nous roulions sur les dalles froides et cuvions de longues heures notre ivresse. Je vis défiler, dans ces salles d’autopsie, un grand nombre de médecins. De temps à autre, Cudane, muni de sa machine et suivi de son aide, venait me demander un cadavre. J’évoque l’éternel brumeux crépuscule d’hiver, l’électricien penché sur un torse noir, Trouillot tenant une grosse lampe. J’entends la pluie au dehors. Je songe à la vinasse passée, à celle qui va venir… Ainsi je me plongeais dans une dégoûtante torpeur.

J’en fus tiré violemment. Une après-midi que, plus soûls que de coutume, nous ronflions, Trouillot et moi, vautrés l’un en face de l’autre, on frappa l’huis d’un poing rude. Nous ouvrîmes en grommelant à une civière entre deux infirmiers. C’était la besogne habituelle et que nous menions rondement ; mais, cette fois, l’aspect du cadavre, le large nez, les anneaux d’or aux oreilles, tout ce petit système de mémoire me fit tressaillir. Je regardai le nom attaché au poignet : Magaduque, étranger, avec une physionomie si stupéfaite que Trouillot éclata de rire : « Eh bien, Félix ! la bidoche te fait trouver mal aujourd’hui ! » Mais je ne répondis qu’à moi-même. Magaduque, c’était un de mes compagnons. Sa maison touchait à la mienne. Il était bon, affectueux et chantait sur notre navire de jolis airs bien rythmés. Lointain Magaduque de mon enfance, de mes promenades, des horizons clairs ! Baigné dans le doux brouillard du souvenir, je regardais cet infortuné semé par Dieu au même rugueux sillon que moi. Comme il avait rapetissé ! Jadis on l’appelait le grand Magaduque. Avait-il souffert, pensé aux autres, à son village ?…

C’est l’amour qui crée les êtres. Sans lui les humains ne sont que poussière. Mais lui rend cette cendre vivace, fait d’une crête de mur une forêt, d’une anfractuosité de roche un jardin et d’un coin de terre un paradis. Je le vis