Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/103

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bien pour Magaduque. À la longue, tous ces docteurs, grands, gros, maigres, larges, étroits, noirs, blancs, poseurs, ricaneurs, raconteurs d’histoires, faiseurs de bons mots, à langues aussi vives que leurs bistouris, ou silencieux comme des dalles, ou fluents comme le sang et le pus, tous ces Morticoles morticolisés m’étaient devenus indifférents. Quand ils dépeçaient un cadavre, je jetais sans souci pêle-mêle dans le seau ce qui fut jadis la vie, le gâteau blanc du cerveau, la moelle fine et courte comme une vipère. Mais quand, le lendemain, Trouillot m’ordonna de mettre Magaduque sur une table, je sortis pour éviter un malheur.

J’errai à travers les ruelles infectes qui avoisinaient la salle d’autopsie. Je ne sentais pas la pluie me ruisseler dans le dos et sur la poitrine. Je me jugeais aussi vil et dégradé qu’un assassin : j’étais un lâche meurtrier de cadavres, un Trouillot, une bête de cimetière rampante, un cancrelat gluant du gras des morts. J’eus envie de m’enfuir de l’hôpital, d’aller me jeter à la mer. Mais comment sortir de ce labyrinthe ? Je m’agenouillai dans la boue. Un arbre noir dans la rafale agitait devant moi ses branches désespérées et son âme me parut concorder à la mienne. Je priai avec ferveur ; j’interprétai mes souffrances, mes hontes en épreuves. M’adressant à Dieu, je dépouillai le Canelon insouciant… Quand je me relevai, j’eus l’impression de dix ans gagnés en quelques secondes, et pris, réconforté, le chemin de la salle Vélâqui.