Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/135

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malheureux atteint de cette affection bizarre que l’on appelle hémophilie. Ce mauvais jeu de mots signifie que le blessé aime le sang, alors que réellement il se contente de le perdre. Je remarque à cette occasion que les Morticoles se plaisent à employer les termes les plus extraordinaires, tirés du grec et du latin, quelquefois de l’hébreu, qui servent à masquer leur ignorance. C’est ainsi qu’un malade demandait un jour à Boridan : « Qu’est-ce que j’ai ? » Et il sortait une langue énorme et rouge. « Comment dit-on langue, en grec ? interrogea le flegmatique docteur. — Glossè, répliqua l’autre. — Donc, mon ami, vous avez une glossite. » C’est un des aveuglements remarquables de cette race de prendre des étiquettes pour des explications. Toujours est-il que notre sujet faisait une mine assez piteuse quand nous le transportâmes, Quignon et moi, à la chambre des Essais. L’interne passa les pieds de l’hémophile dans des anneaux. Je tirai la corde. L’homme se trouva suspendu la tête en bas. Aussitôt son visage devint blanc et poli tel qu’une lame d’ivoire ; contrairement aux prévisions, un saignement de nez subit se déclara. Transparentes, continues, irrésistibles, les gouttes stillaient comme des rubis fluides. Nous n’eûmes que le temps de le décrocher, de le ramener à son lit, où il expira au milieu d’une mousse rose, tandis que Quignon donnait une réponse négative au superbe valet de chambre du maître.

La semaine suivante, je fus consolé de tant d’horreurs. C’était la fête de Dabaisse, le patron de mon ami. Je me fis remplacer chez Boridan et je suivis Trub dans ses salles. Elles ruisselaient de fleurs. D’immenses guirlandes partaient du plafond et allaient rejoindre les lits. Des herbages couvraient le sol et, sur les grandes tables médianes, entre les bocaux et les pansements, se dressaient de joyeux arbustes. Partout des drapeaux, des écussons, des inscriptions dorées de Vive le docteur Dabaisse. La plupart des malades s’étaient levés et attendaient debout près de la porte, chacun tenant un bouquet. Mêlés à eux,