Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/138

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

loi. Si vous la suivez, vous irez peut-être moins vite que les autres, mais je vous prédis de délicieuses consolations intimes. »

Tout ceci avait été prononcé sur un ton d’éloquence familière qui remua profondément l’assemblée. On entendait un bruit de mouchoirs. Je fis à Trub des signes d’admiration. Comment sur le fumier morticole pouvaient pousser deux âmes aussi belles que Charmide et Dabaisse ? On apporta des plateaux, du vin sucré, des galettes. Le chef trinqua avec chacun. Trub me présenta à lui : « Ah, c’est votre pays. Il n’a pas un petit nez, mais il a bonne mine et l’air d’un brave gars. » Il ajouta : « J’aurai en ville une opération complexe qui nécessite deux infirmiers. Si vous êtes libre, vous nous aiderez. »

La fête était terminée. Ceux du dehors venaient de partir. Il ne restait que les élèves. Dabaisse commença aussitôt la visite. Il arriva devant le lit d’un marchand des quatre saisons qui avait la jambe écrasée. Ses muscles tordus, sa bouche de travers et ses yeux inquiets exprimaient une atroce souffrance. Avec des précautions infinies, le maître et Misnard examinèrent cette cuisse qui n’était plus qu’une bouillie grumeleuse : « Je crois que… » et l’interne fit le geste de couper l’espace. « Pardon, reprit vivement Dabaisse. Sa jambe est à lui. Il faut le consulter. » Il prit dans ses paumes robustes la misérable main noire et crevassée et, de tout près, avec une douceur, une miséricorde sans rivages : « Mon ami, nous allons vous débarrasser de cette jambe. Non seulement elle ne peut plus vous servir, mais les chairs se gâteraient et vous risqueriez votre vie à la conserver. On vous chloroformera ; vous ne sentirez rien, et je vous ferai cadeau d’une belle béquille neuve avec laquelle vous pourrez marcher. » L’estropié réfléchit quelques minutes, fixant alternativement sa cuisse et le chirurgien. Puis il murmura : « C’est que… c’est que… Alors, il n’y a pas moyen… Je veux, oui. Merci, monsieur le docteur. Ah, nom de Dieu ! » Et deux larmes roulèrent sur ses