Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/220

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l’appétit pour le dîner que mon compagnon voulait m’offrir au restaurant.

Il m’était déjà arrivé de remarquer, à la nuit tombante, de tristes créatures mal vêtues qui adressaient des signes aux passants. La situation des pauvres est telle que beaucoup de femmes gagnent leur vie en vendant leur chair misérable. Grâce à cette prostitution, se propage la syphilis, que Pridonge étudie, réglemente et diffuse suivant un système compliqué. Ce soir-là, deux de ces rôdeuses, maigres à faire pitié, vêtues avec ce faux luxe usé dont elles ont l’apanage, nous prirent par le bras, Trub et moi, au tournant d’une rue. Elles s’appelaient Louise et Serpette, n’avaient pas mangé depuis deux jours. Cela se connaissait à leurs haleines, à leurs regards fiévreux, à leurs mains pâles, au bruit de leurs estomacs tandis qu’elles nous parlaient. Il flottait un brouillard humide qui semblait augmenter leur détresse. Ému, je les emmenai souper avec nous. C’était de ma part une imprudence, car le contact des prostituées est interdit aux étudiants dont les plaisirs se passent dans des maisons spéciales tenues par des sénateurs vertueux ; mais la brume favorisait mon audace. Nous arrivions à une enseigne brillante : Au bon chirurgien. Je demandai au garçon, étonné à la vue de nos pauvresses, un cabinet où nous fussions seuls.

Louise et Serpette étaient intimidées. Elles se chauffaient devant un feu clair, soulevant leurs robes élimées, et montrant leurs souliers aussi mous, aussi minces que deux feuilles de papier noirci. Nous autres, installés devant la table joyeuse et que l’on couvrait de vaisselle, observions ces figures défaites, ces corps qui avaient droit au respect, au désir, à la nourriture, et qui seraient un jour la proie creuse de Trouillot. Par-dessus la faim, se lisait maintenant la reconnaissance, tant les misérables sont touchés de la main qui les relève. Dès que nous fûmes seuls, elles attaquèrent les hors-d’œuvre avec une