Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/222

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— Et puis, reprit Serpette, nous avions un voisin riche, qui mangeait de la viande, et c’est lui qui a eu Louise d’abord et il lui a donné un châle et il m’invitait à déjeuner aussi. Ma mère est morte des coups que mon père lui donnait. On l’entendait crier la nuit. Ça réveillait les voisins et j’avais tant de honte que je n’osais plus descendre l’escalier. Moi, il ne me battait pas. J’avais des frères et des sœurs qu’il fallait garder à la maison, pendant qu’il allait à la fabrique. Et puis il est tombé dans une machine terrible, une machine qui fait le sucre, et il est entré à l’hôpital.

— Et vous, y êtes-vous entrée, à l’hôpital ? » dis-je en leur découpant un morceau de viande rôtie. Trub avait son bon visage. Je me sentais le cœur gonflé. La petite pièce où nous dînions était chaude, honnête et allègre. Louise répondit, la bouche pleine :

« Sûr que nous y sommes allées. Dans notre métier on en voit de toutes les couleurs. Il y a eu un moment… laisse-moi donc parler, Serpette ; tu causes tout le temps… où nous avons été cossues, mais voilà — elle montra piteusement sa robe — tout ce qui nous reste de l’époque. J’avais fait la connaissance d’un joli blond, et j’habitais chez lui avec mon amie, et il m’offrait ce que je voulais, des chapeaux, des bottines et du linge brodé. On mangeait plus qu’à sa faim. Seulement, un jour, la famille de mon amant s’est fâchée. Elle a eu peur que je ne le ruine et on nous a enfermées, Serpette et moi, aux Corps perdus, un sale hôpital, monsieur.

— En somme, je n’avais rien fait, moi, fit Serpette qui commençait à s’émouvoir. Pourquoi qu’on nous a traitées comme des criminelles, coffrées avec des voleuses et des folles ? Au dortoir, je couchais entre une qui demandait à boire et une autre qui pleurait, parce qu’elle avait tué son enfant à coups de marteau. J’avais tellement peur que je restais la tête sous mes draps jusqu’à m’étouffer. C’est qu’on était sévère aux Corps perdus. Pour un oui, pour un