Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/240

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pense et largement le déchet de la clientèle. Broôôôm. Vous êtes en droit d’augmenter vos hônôraires. L’offre étant double ou triple, que la demande soit double ou triple. » Il prononçait ces aphorismes précis en mâchant et s’ébrouant. Un immense tableau faisait le fond du vestiaire : sur un vert gazon, les principaux types d’épidémies étaient nonchalamment étendus. Cette œuvre d’un des meilleurs peintres morticoles avait groupé, sur les corps nus des personnages, dont la tête folâtrait, tous les stigmates du choléra, de la fièvre jaune, de la peste ; et, dans le fond, une foule de danseurs de Saint-Guy, précédés de binious et de violons, accouraient donner une aubade à leurs dégoûtants amis. Les docteurs, chargés d’assiettes, de petits pains, de jambons, de galantine et de gelée de viande, considéraient avec complaisance ces maux dont l’incendie leur rappelait la proximité peu redoutable, et, sauf Gigade, chacun était heureux, savourait son bien-être.

On avait organisé, à la Faculté même, de vastes dortoirs. Dans celui des étudiants, les hommes étaient séparés des femmes, ce qui prêtait à des plaisanteries. Julmat se coucha à côté de moi et nous causâmes tard de la mort de Savade, dont je ne lui avouai que l’essentiel.

Le lendemain, l’air était calme. On entendait encore, mais fort espacées, les trompes des perquisiteurs, et les dernières dépêches, lues en public, furent complètement rassurantes. Dix mille deux cent quatre personnes avaient succombé le matin, qui, jointes à celles de la veille, fournissaient un total d’environ quarante mille morts. À part Sidoine, dont la disparition était accidentelle, nul des médecins n’avait été touché. Leurs familles et leurs domestiques avaient été également préservés, grâce aux mesures de précaution.

Parmi les victimes de l’épidémie, il fallait compter un certain nombre de suicides par peur. On expurgeait le fleuve des cadavres, source nouvelle d’infection. Les jour-