Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/261

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des révoltés comme Savade, des sauvages ivres comme ceux qui se lançaient des débris humains ou violaient les filles dans les bals publics. J’ai connu des délicats, des épuisés qui causaient avec finesse, dont le regard était aigu, le pied menu, le geste élégant. Mais nulle part je n’ai trouvé cette ébullition fortifiante qui suit la puberté, ce réservoir d’énergie pour la race. Dans ce peuple d’analyse et de cadavre, l’ironie même est morose, de cette nuance mordorée qu’on remarque à la surface des étangs crépusculaires, dont le fond pourrit avec lenteur.

La veille du grand jour, Cloaquol m’ordonna d’assister à une séance d’Académie qui promettait d’être chaude. Il ajouta : « Épargnez Bradilin dans le compte rendu. Je vous y autorise. » Que signifiaient ces mystérieuses paroles ? Mon carnet et mon crayon en poche, je me dirigeai vers l’Académie de médecine, laquelle est proche de la Faculté. Ces monuments de l’orgueil morticole sont serrés comme des complices. Que se chuchotent-ils, le soir, quand leurs hôtes les ont laissés à la majestueuse solitude de la pierre ?

Je gravis un escalier étroit jusqu’à la tribune destinée aux simples spectateurs et à la Presse. Elle faisait le demi-tour d’un amphithéâtre orné de peintures, qui représentaient l’abnégation et le courage des savants, et de bustes qui transmettaient à la postérité leurs laids et durs visages. Le bureau, où s’asseyent le président, le vice-président, les secrétaires, les sténographes et assesseurs, était une table longue et surexhaussée. Oh, l’amour de l’estrade, de la vedette ! À peine a-t-on créé, dans ce pays, un honneur ou un titre nouveau, que la brigue contraint de forger un sur-honneur et un sur-titre. Au moment où j’entrai, la tribune était déjà pleine, mais la salle déserte d’académiciens. J’entrevis plusieurs de mes collègues employés aux journaux de Cloaquol ou au Prêtre fouetté de Vomédon, et quelques-uns des vieux médecins qui suivaient le service de Malasvon, entre autres le fameux Lecène de Cégogne. Je